Napoléon Ier BONAPARTE, 17691821 (âgé de 51 ans)

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Nom
Napoléon Ier /BONAPARTE/
Prénom(s)
Napoléon Ier
Nom de famille
BONAPARTE
Naissance
Profession
militaire, général dans les armées de la Première République française
Roi de France
Louis XVI
10 mai 1774
Naissance d’un frère
Naissance d’une sœur
Naissance d’un frère
Naissance d’une sœur
Note : Elle était la sœur préférée de Napoléon.
Naissance d’une sœur
Naissance d’un frère
Décès du père
Famine
Famines entrainant la révolution française
1788
Régime politique
Monarchie Constitutionnelle
4 septembre 1791
Régime politique
Mariage d’un frère
Mariage d’un frère
Révolution
Révolution française
de 5 mai 1789 à 9 novembre 1799
Régime politique
Mariage
Adresse : hôtel de Mondragon
Régime politique
Mariage d’une sœur
Mariage d’un frère
Adresse : palais des Tuileries
Mariage d’un frère
Empereur des Français
Divorce
Mariage
Adresse : Grande Galerie du château de Saint-Cloud
Naissance d’un fils
Adresse : palais des Tuileries
Titre
Roi de France
Louis XVII
6 avril 1814
Décès d’une épouse
Régime politique
Cent-Jours
22 mars 1815
Roi de France
Louis XVIII
22 juin 1815
Décès d’une sœur
Décès
Titre
premier empereur des Français, du 18 mai 1804 au 6 avril 1814 et du 20 mars 1815 au 22 juin 1815
Famille avec les parents
père
17461785
Naissance : 27 mars 1746Ajaccio (2A)
Décès : 20 février 1785Montpellier (34)
mère
Mariage Mariage2 juin 1764Ajaccio (2A), Corse-du-Sud, Corse, FRANCE
4 ans
grand frère
17681844
Naissance : 7 janvier 1768 21 17 Corte (2B)
Décès : 28 juillet 1844Florence
20 mois
lui
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17691821
Naissance : 15 août 1769 23 18 Ajaccio (2A)
Profession : militaire, général dans les armées de la Première République française
Décès : 5 mai 1821île Sainte-Hélène
6 ans
petit frère
17751840
Naissance : 21 mai 1775 29 24 Ajaccio (2A)
Profession : député puis président du Conseil des Cinq-Cents1799
Décès : 29 juin 1840Viterbe
20 mois
petite sœur
17771820
Naissance : 3 janvier 1777 30 26 Ajaccio (2A)
Décès : 7 août 1820Trieste
20 mois
petit frère
Louis Bonaparte
17781846
Naissance : 2 septembre 1778 32 28 Ajaccio (2A)
Profession : Connétable du Premier Empirede 1804 à 1814
Décès : 25 juillet 1846Livourne
2 ans
petite sœur
17801825
Naissance : 20 octobre 1780 34 30 Ajaccio (2A)
Décès : 9 juin 1825Florence
17 mois
petite sœur
17821839
Naissance : 25 mars 1782 35 31 Ajaccio (2A)
Décès : 18 mai 1839Florence
3 ans
petit frère
17841860
Naissance : 15 novembre 1784 38 34 Ajaccio (2A)
Profession : Président du Sénat français1852
Décès : 24 juin 1860Massy (91)
Famille avec Marie Josèphe Rose Joséphine de Beauharnais Tascher de La Pagerie
lui
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17691821
Naissance : 15 août 1769 23 18 Ajaccio (2A)
Profession : militaire, général dans les armées de la Première République française
Décès : 5 mai 1821île Sainte-Hélène
ex-épouse
Joséphine (vers 1796), dessin de Jean-Baptiste Isabey.
17631814
Naissance : 23 juin 1763Les Trois-îlets
Décès : 29 mai 1814Rueil-Malmaison (92)
Mariage Mariage9 mars 1796Paris, Île-de-France, FRANCE
Divorce Divorce16 décembre 1809
Famille avec Marie-Louise Léopoldine Françoise Thérèse Josèphe Lucie de HABSBOURG LORRAINE
lui
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17691821
Naissance : 15 août 1769 23 18 Ajaccio (2A)
Profession : militaire, général dans les armées de la Première République française
Décès : 5 mai 1821île Sainte-Hélène
épouse
Mariage Mariage1 avril 1810Saint-Cloud (92), Hauts-de-Seine, Île-de-France, FRANCE
1 an
fils
18111832
Naissance : 20 mars 1811 41 19 Paris
Décès : 22 juillet 1832Vienne
Alexandre de de BEAUHARNAIS + Marie Josèphe Rose Joséphine de Beauharnais Tascher de La Pagerie
époux de l’ex-épouse
17601794
Naissance : 28 mai 1760Fort-de-France
Profession : militaire français
Décès : 23 juillet 1794Paris
ex-épouse
Joséphine (vers 1796), dessin de Jean-Baptiste Isabey.
17631814
Naissance : 23 juin 1763Les Trois-îlets
Décès : 29 mai 1814Rueil-Malmaison (92)
Mariage Mariage13 décembre 1779Noisy-le-Grand (93), Seine-Saint-Denis, Île-de-France, FRANCE
21 mois
fils de l’ex-épouse
17811824
Naissance : 3 septembre 1781 21 18 Paris
Décès : 21 février 1824Munich
19 mois
belle-sœur
17831837
Naissance : 10 avril 1783 22 19 Paris
Décès : 5 octobre 1837Arenenberg

MEMOIRES DE NAPOLEON BONAPARTE. MANUSCRIT VENU DE SAINTE-HELENE.

MEMOIRES DE NAPOLEON BONAPARTE.

MANUSCRIT VENU DE SAINTE-HELENE.

 

[PARIS. BAUDOUIN FRÈRES, IMPRIMEURS-LIBRAIRES.]

[RUE DE VAUGIRARD, N° 36.]

14 JUILLET 1821.

AVERTISSEMENT DE L’EDITEUR.

Le manuscrit venu de Sainte-Hélène excita, dans le temps de son apparition, la plus vive curiosité. Toute l’Europe désira connaître ce que pensait, sur le rocher de son exil, ce grand acteur retiré de la scène du monde. Les hommes qui étaient restés fidèles à leur admiration pour lui, voulurent savoir s’il se montrait digne de sa renommée dans son infortune ; ceux qui le redoutaient encore, cherchèrent à deviner si la publication de ses pensées ne cachait pas quelque projet de retour. Le peuple, sur qui la gloire militaire de Napoléon avait fait une impression profonde, saisit avec avidité une occasion de s’entretenir de celui qu’il n’avait point oublié.

Le manuscrit mis en lumière, ne trompa point l’attente publique. On y reconnut tout entier l’homme extraordinaire qui avait été le maître ou l’arbitre de l’Europe. Son récit laissait apercevoir des réticences faites avec intention, mais il jetait une vive lumière sur de grandes choses. Il prouvait surtout les dangereuses conséquences d’une première erreur dans les conseils du pouvoir, dont la volonté dispose du sort des nations.

On trouva généralement que Napoléon parlait convenablement de l’Europe et de lui ; quelques personnes cependant voulurent révoquer en doute l’authenticité du manuscrit, mais leur incrédulité ne fit pas fortune. La main de Napoléon était évidemment empreinte dans tout le cours de l’ouvrage. Lui seul avait pu penser et dire certaines choses qui s’y trouvaient. Il serait plus facile d’imiter la manière d’un écrivain, que de saisir le ton ou de deviner les jugements d’un homme qui a vu les choses de si haut, et remué tant de passions et d’intérêts. D’ailleurs il y a des secrets impénétrables dans les desseins ou dans les actions d’un tel homme ! Au reste, tous les doutes sont tombés maintenant. Les personnes qui ont vécu dans l’intimité du captif de Sainte-Hélène, M. de Las-Cases, par exemple, ont certifié que le manuscrit était vraiment de Napoléon.

Aujourd’hui que ce prodige du siècle n’est plus, nous avons cru faire une chose agréable au public, en réimprimant un écrit auquel la circonstance même prête un nouveau genre d’intérêt. Nous avons conservé le manuscrit dans son intégrité ; nous n’y avons ajouté aucune de ces notes dans lesquelles le commentaire étouffe le texte, et mêle souvent des passions et des erreurs à la vérité ; nous ne voulions être ni détracteurs ni panégyristes. Napoléon a été longtemps exposé aux regards de la France et de l’Europe, c’est à elle qu’il appartient de le juger.

S.....

MEMOIRES DE NAPOLEON BONAPARTE.

Je n’écris pas des commentaires : car les événements de mon règne sont assez connus, et je ne suis pas obligé d’alimenter la curiosité publique. Je donne le précis de ces évènements, parce que mon caractère et mes intentions peuvent être étrangement défigurés, et je tiens à paraître tel que j’ai été, aux yeux de mon fils comme à ceux de la postérité.

C’est le but de cet écrit. Je suis forcé d’employer une voie détournée pour le faire paraître ; car s’il tombait dans les mains des ministres anglais, je sais, par expérience, qu’il resterait dans leurs bureaux.

Ma vie a été si étonnante, que les admirateurs de mon pouvoir ont pensé que mon enfance même avait été extraordinaire. Ils se sont trompés. Mes premières années n’ont rien eu de singulier. Je n’étais qu’un enfant obstiné et curieux. Ma première éducation a été pitoyable, comme tout ce qu’on faisait en Corse. J’ai appris assez facilement le français, par les militaires de la garnison, avec lesquels je passais mon temps.

Je réussissais dans ce que j’entreprenais parce que je le voulais : mes volontés étaient fortes, et mon caractère décidé. Je n’hésitais jamais ; ce qui m’a donné de l’avantage sur tout le monde. La volonté dépend, au reste, de la trempe de l’individu ; il n’appartient pas à chacun d’être maître chez lui.

Mon esprit me portait à détester les illusions ; j’ai toujours discerné la vérité de plein saut ; c’est pourquoi j’ai toujours vu mieux que d’autres le fond des choses. Le monde a toujours été pour moi dans le fait, et non dans le droit. Aussi n’ai-je ressemblé à peu près à personne. J’ai été, par ma nature, toujours isolé.

Je n’ai jamais compris quel serait le parti que je pourrais tirer des études, et dans le fait elles ne m’ont servi qu’à m’apprendre des méthodes. Je n’ai retiré quelque fruit que des mathématiques. Le reste ne m’a été utile à rien : mais j’étudiais par amour propre. Mes facultés intellectuelles prenaient cependant leur essor, sans que je m’en mêlasse. Elles ne consistaient que dans une grande mobilité des fibres de mon cerveau. Je pensais plus vite que les autres ; en sorte qu’il m’est toujours resté du temps pour réfléchir. C’est en cela qu’a consisté ma profondeur.

Ma tête était trop active pour m’amuser avec les divertissements ordinaires de la jeunesse. Je n’y étais pas totalement étranger ; mais je cherchais ailleurs de quoi m’intéresser. Cette disposition me plaçait dans une espèce de solitude où je ne trouvais que mes propres pensées. Cette manière d’être m’a été habituelle dans toutes les situations de ma vie.

Je me plaisais à résoudre des problèmes : je les cherchais dans les mathématiques ; mais j’en eus bientôt assez, parce que l’ordre matériel est extrêmement borné. Je les cherchai alors dans l’ordre moral : c’est le travail qui m’a le mieux réussi. Cette recherche est devenue chez moi une disposition habituelle. Je lui ai dû les grands pas que j’ai fait faire à la politique et à la guerre.

Ma naissance me destinait au service : c’est pourquoi j’ai été placé dans les écoles militaires. J’obtins une lieutenance au commencement de la révolution. Je n’ai jamais reçu de titre avec autant de plaisir que celui-là. Le comble de mon ambition se bornait alors à porter un jour une épaulette à bouillons sur chacune de mes épaules : un colonel d’artillerie me paraissait le nec plus ultra de la grandeur humaine.

J’étais trop jeune dans ce temps pour mettre de l’intérêt à la politique. Je ne jugeais pas encore de l’homme en masse. Aussi je n’étais ni surpris ni effrayé du désordre qui régnait à cette époque, parce que je n’avais pu la comparer avec aucune autre : Je m’accommodai de ce que je trouvai. Je n’étais pas encore difficile.

On m’employa dans l’armée des Alpes. Cette armée ne faisait rien de ce que doit faire une armée. Elle ne connaissait ni la discipline ni la guerre. J’étais à mauvaise école. Il est vrai que nous n’avions pas d’ennemis à combattre ; nous n’étions chargés que d’empêcher les Piémontais de passer les Alpes, et rien n’était si facile.

L’anarchie régnait dans nos cantonnements : le soldat n’avait aucun respect pour l’officier ; l’officier n’en avait guère pour le général : ceux-ci étaient tous les matins destitués par les représentants du peuple : l’armée n’accordait qu’à ces derniers l’idée du pouvoir, la plus forte sur l’esprit humain. J’ai senti dès-lors le danger de l’influence civile sur le militaire, et j’ai su m’en garantir.

Ce n’était pas le talent, mais la loquacité, qui donnait du crédit dans l’armée : tout y dépendait de cette faveur populaire, qu’on obtient par des vociférations.

Je n’ai jamais eu avec la multitude cette communauté de sentiments qui produit l’éloquence des rues. Je n’ai jamais eu le talent d’émouvoir le peuple. Aussi je ne jouais aucun rôle dans cette armée. J’en avais mieux le temps de réfléchir.

J’étudiais la guerre, non sur le papier, mais sur le terrain. Je me trouvai pour la première fois au feu dans une petite affaire de tirailleurs, du côté du Mont Genêvre. Les balles étaient clairsemées ; elles ne firent que blesser quelques-uns de nos gens. Je n’éprouvai pas d’émotion ; cela n’en valait pas la peine ; j’examinai l’action. Il me parut évident qu’on n’avait des deux côtés aucune intention de donner un résultat à cette fusillade. On se tiraillait seulement pour l’acquit de sa conscience, et parce que c’est l’usage à la guerre. Cette nullité d’objet me déplut ; la résistance me donna de l’humeur : je reconnus notre terrain ; je pris le fusil d’un blessé, et j’engageai un bonhomme de capitaine qui nous commandait de nourrir son feu, pendant que j’irais avec une douzaine d’hommes couper la retraite des Piémontais.

Il m’avait paru facile d’atteindre une hauteur qui dominait leur position, en passant par un bouquet de sapins sur lequel notre gauche s’appuyait. Notre capitaine s’échauffa ; sa troupe gagna du terrain ; elle nous renvoya l’ennemi, et lorsqu’il fut ébranlé, je démasquai mes gens. Notre feu gêna sa retraite, nous lui fîmes quelques morts, et vingt prisonniers. Le reste se sauva.

J’ai raconté mon premier fait d’armes, non parce qu’il me valut le grade de capitaine, mais parce qu’il m’initia au secret de la guerre. Je m’aperçus qu’il était plus facile qu’on ne croit de battre l’ennemi, et que ce grand art consiste à ne pas tâtonner dans l’action, et surtout à ne tenter que des mouvements décisifs, parce que c’est ainsi qu’on enlève le soldat.

J’avais gagné mes éperons ; je me croyais de l’expérience. D’après cela je me sentis beaucoup d’attrait pour un métier qui me réussissait si bien. Je ne pensai qu’à cela, et je me donnai à résoudre tous les problèmes qu’un champ de bataille peut offrir. J’aurais voulu étudier aussi la guerre dans les livres, mais je n’en avais point. Je cherchai à me rappeler le peu que j’avais lu dans l’histoire, et je comparais ces récits avec le tableau que j’avais sous les yeux. Je me suis fait ainsi une théorie de la guerre, que le temps a développée, mais n’a jamais démentie.

Je menai cette vie insignifiante jusqu’au siège de Toulon. J’étais alors chef de bataillon, et comme tel je pus avoir quelque influence sur le succès de ce siège.

Jamais armée ne fut plus mal menée que la nôtre. On ne savait qui la commandait. Les généraux ne l’osaient pas, de peur des représentants du peuple : ceux-ci avaient encore plus de peur du comité de salut public. Les commissaires pillaient, les officiers buvaient, les soldats mouraient de faim ; mais ils avaient de l’insouciance et du courage. Ce désordre même leur inspirait plus de bravoure que la discipline. Aussi suis-je resté convaincu que les armées mécaniques ne valent rien : elles nous l’ont prouvé.

Tout se faisait au camp par motions et par acclamations. Cette manière de faire m’était insupportable, mais je ne pouvais pas l’empêcher, et j’allai à mon but sans m’en embarrasser.

J’étais peut-être le seul dans l’armée qui eût un but ; mais mon goût était d’en mettre au bout de tout. Je ne m’occupai que d’examiner la position de l’ennemi et la nôtre. Je comparai ses moyens moraux et les nôtres. Je vis que nous les avions tous, et qu’il n’en avait point. Son expédition était un misérable coup de tête, dont il devait prévoir d’avance la catastrophe, et l’on est bien faible quand on prévoit d’avance sa déroute.

Je cherchai les meilleurs points d’attaque : je jugeai la portée de nos batteries, et j’indiquai les positions où il fallait les placer. Les officiers expérimentés les trouvèrent trop dangereuses, mais on ne gagne pas des batailles avec de l’expérience. Je m’obstinai ; j’exposai mon plan à Barras : il avait été marin : ces braves gens n’entendent rien à la guerre, mais ils ont de l’intrépidité. Barras l’approuva, parce qu’il voulait en finir. D’ailleurs la Convention ne lui demandait pas compte des bras et des jambes, mais du succès.

Mes artilleurs étaient braves, et sans expérience. C’est la meilleure de toutes les dispositions pour les soldats. Nos attaques réussirent : l’ennemi s’intimidait ; il n’osait plus rien tenter contre nous. Il nous envoyait bêtement des boulets, qui tombaient où ils pouvaient ; et ne servaient à rien. Les feux que je dirigeais allaient mieux au but. J’y mettais beaucoup de zèle, parce que j’en attendais mon avancement : j’aimais d’ailleurs le succès pour lui-même. Je passais mon temps aux batteries ; je dormais dans nos épaulements. On ne fait bien que ce qu’on fait soi-même. Les prisonniers nous apprenaient que tout allait au diable dans la place. On l’évacua enfin d’une manière effroyable.

Nous avions bien mérité de la patrie. On me fit général de brigade. Je fus employé, dénoncé, destitué, ballotté, par les intrigues et les factions. Je pris en horreur l’anarchie qui était alors à son comble, et je ne me suis jamais raccommodé avec elle. Ce gouvernement massacreur m’était d’autant plus antipathique qu’il était absurde, et se dévorait lui-même. C’était une révolution perpétuelle, dont les meneurs ne cherchaient pas seulement à s’établir d’une manière permanente.

Général, mais sans emploi, je fus à Paris, parce qu’on ne pouvait en obtenir que là. Je m’attachai à Barras, parce que je n’y connaissais que lui. Robespierre était mort ; Barras jouait un rôle ; il fallait bien m’attacher à quel qu’un et à quelque chose.

L’affaire des sections se préparait : je n’y mettais pas un grand intérêt, parce que je m’occupais moins de politique que de guerre. Je ne pensais pas à jouer un rôle dans cette affaire ; mais Barras me proposa de commander sous lui la force armée contre les insurgés. Je préférais, en qualité de général, d’être à la tête des troupes, plutôt qu’à me jeter dans les rangs des sections, où je n’avais rien à faire.

Nous n’avions, pour garder la salle du manège, qu’une poignée d’hommes, et deux pièces de quatre. Une colonne de sectionnaires vint nous attaquer pour son malheur. Je fis mettre le feu à mes pièces, les sectionnaires se sauvèrent ; je les fis suivre ; ils se jetèrent sur les gradins de Saint-Roch. On n’avait pu passer qu’une pièce, tant la rue était étroite. Elle fit feu sur cette cohue, qui se dispersa en laissant quelques morts : le tout fut terminé en dix minutes.

Cet événement, si petit en lui-même, eut de grandes conséquences : il empêcha la révolution de rétrograder. Je m’attachai naturellement au parti pour lequel je venais de me battre, et je me trouvai lié à la cause de la révolution.

Je commençai à la mesurer, et je restai convaincu qu’elle serait victorieuse, parce qu’elle avait pour elle l’opinion, le nombre, et l’audace.

L’affaire des sections n’éleva au grade de général de division, et me valut une sorte de célébrité. Comme le parti vainqueur était inquiet de sa victoire, il me garda à Paris malgré moi ; car je n’avais d’autre ambition que celle de faire la guerre dans mon nouveau grade.

Je restai donc désœuvré sur le pavé de Paris. Je n’y avais pas de relations ; je n’avais aucune habitude de la société, et je n’allais que dans celle de Barras, où j’étais bien reçu. C’est là que j’ai vu, pour la première fois, ma femme, qui a eu une grande influence sur ma vie, et dont la mémoire me sera toujours chère.

Je n’étais pas insensible aux charmes des femmes, mais jusqu’alors elles ne m’avaient pas gâté ; et mon caractère me rendait timide auprès d’elles. Madame de Beauharnais est la première qui m’ait rassuré. Elle m’adressa des choses flatteuses sur mes talents militaires, un jour où je me trouvai placé auprès d’elle. Cet éloge m’enivra ; je m’adressai continuellement à elle ; je la suivais partout ; j’en étais passionnément amoureux, et notre société le savait déjà, que j’étais encore loin d’oser le lui dire.

Mon sentiment s’ébruita ; Barras m’en parla. Je n’avais pas de raisons pour le nier. « En ce cas, » me dit-il, « il faut que vous épousiez madame de Beauharnais. Vous avez un grade et des talents à faire valoir ; mais vous êtes isolé, sans fortune, sans relations ; il faut vous marier ; cela donne de l’aplomb. Madame de Beauharnais est agréable et spirituelle, mais elle est veuve. Cet état ne vaut plus rien aujourd’hui ; les femmes ne jouent plus de rôle ; il faut qu’elles se marient pour avoir de la consistance. Vous avez du caractère ; vous ferez votre chemin ; vous lui convenez ; voulez-vous me charger de cette négociation ? »

J’attendis la réponse avec anxiété. Elle fut favorable : madame de Beauharnais m’accordait sa main, et s’il y a eu des moments de bonheur dans ma vie, c’est à elle que je les ai dus .

Mon attitude dans le monde changea après mon mariage. Il s’était refait, sous le Directoire, une manière d’ordre social dans lequel j’avais pris une place assez élevée. L’ambition devenait raisonnable chez moi : je pouvais aspirer à tout.

En fait d’ambition, je n’en avais pas d’autre que celle d’obtenir un commandement en chef ; car un homme n’est rien, s’il n’est précédé d’une réputation militaire. Je croyais être sûr de faire la mienne, car je me sentais l’instinct de la guerre ; mais je n’avais pas de droits fondés pour faire une pareille demande. Il fallait me les donner. Dans ce temps là ce n’était pas difficile.

L’armée d’Italie était au rebut, parce qu’on ne l’avait destinée à rien. Je pensai à la mettre en mouvement pour attaquer l’Autriche sur le point où elle avait plus de sécurité, c’est à dire en Italie.

Le Directoire était en paix avec la Prusse et l’Espagne ; mais l’Autriche, soldée par l’Angleterre, fortifiait son état militaire, et nous tenait tête sur le Rhin. Il était évident que nous devions faire une diversion en Italie, pour ébranler l’Autriche, pour donner une leçon aux petits princes d’Italie qui s’étaient ligués contre nous ; pour donner, enfin, une couleur décidée à la guerre, qui n’en avait point jusqu’alors.

Ce plan était si simple, il convenait si bien au Directoire, parce qu’il avait besoin de succès pour faire son crédit, que je me hâtai de le présenter, de peur d’être prévenu. Il n’éprouva pas de contradiction, et je fus nommé général en chef de l’armée d’Italie.

Je partis pour la joindre. Elle avait reçu quelques renforts de l’armée d’Espagne, et je la trouvai forte de cinquante-mille hommes, dépourvus de tout, si ce n’est de bonne volonté. J’allais la mettre à l’épreuve. Peu de jours après mon arrivée, j’ordonnai un mouvement général sur toute la ligne. Elle s’étendait de Nice jusqu’à Savone. C’était au commencement d’avril 1796.

En trois jours nous enlevâmes tous les postes austro-sardes, qui défendaient les hauteurs de la Ligurie. L’ennemi, attaqué brusquement, se rassembla. Nous le rencontrâmes le 10 à Montenotte : il fut battu. Le 14, nous l’attaquâmes à Millesimo ; il fut encore battu, et nous séparâmes les Autrichiens des Piémontais. Ceux-ci vinrent prendre position à Mondovi, tandis que les Autrichiens se retiraient sur le Pô pour couvrir la Lombardie.

Je battis les Piémontais. En trois jours je m’emparai de toutes les positions du Piémont, et nous étions à neuf lieues de Turin, lorsque je reçus un aide-de-camp qui venait demander la paix.

Je me regardai alors, pour la première fois, non plus comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort des peuples. Je me vis dans l’histoire.

Cette paix changeait mon plan. Il ne se bornait plus à faire la guerre en Italie, mais à la conquérir. Je sentais qu’en élargissant le terrain de la révolution, je donnais une base plus solide à son édifice. C’était le meilleur moyen d’assurer son succès.

La cour de Piémont nous avait cédé toutes ses places fortes. Elle nous avait remis son pays. Nous étions maîtres par là des Alpes et des Apennins. Nous étions assures de nos points d’appui, et tranquilles sur notre retraite.

Dans une si belle position, j’allai attaquer les Autrichiens. Je passai le Po à Plaisance, et l’Adda à Lodi : ce ne fut pas sans peines, mais Beaulieu se retira, et j’entrai dans Milan.

Les Autrichiens firent des efforts incroyables pour reprendre l’Italie. Je fus obligé de défaire cinq fois leurs armées pour en venir à bout.

Maître de l’Italie, il fallait y établir le système de la révolution, afin d’attirer ce pays à la France, par des principes et des intérêts communs ; c’est à dire, qu’il fallait y détruire l’ancien régime pour y établir l’égalité, parce qu’elle est la cheville ouvrière de la révolution. J’allais donc avoir sur les bras le clergé, la noblesse, et tout ce qui vivait à leur table. Je prévoyais ces résistances, et je résolus de les vaincre par l’autorité des armes, et sans ameuter le peuple.

J’avais fait de grandes actions, mais il fallait prendre une attitude et un langage analogues. La révolution avait détruit chez nous toute espèce de dignités : je ne pouvais pas rendre à la France une pompe royale : je lui donnai le lustre des victoires, et le langage du maître.

Je voulais devenir le protecteur de l’Italie, et non son conquérant. J’y suis parvenu, en maintenant la discipline de l’armée, en punissant sévèrement les révoltes, et surtout en instituant la république Cisalpine. Par cette institution je satisfaisais le vœu prononcé des Italiens, celui d’être indépendant. Je leur donnai ainsi de grandes espérances ; il ne dépendait que d’eux de les réaliser en se liant à notre cause. C’était des alliés que je donnais à la France.

Cette alliance durera longtemps entre les deux peuples parce qu’elle s’est fondée sur des services et des intérêts communs. Ces deux peuples ont les mêmes opinions et les mêmes mobiles. Ils auraient conservé sans moi leur vieille inimitié.

Sûr de l’Italie, je ne craignis pas de m’aventurer jusqu’au centre de l’Autriche. J’arrivai jusqu’à la vue de Vienne, et je signai là le traité de Campo-Formio. Ce fut un acte glorieux pour la France.

Le parti que j’avais favorisé au 18 fructidor, était resté maître de la république. Je l’avais favorisé parce que c’était le mien, et parce que c’était le seul qui pût faire marcher la révolution. Or, plus je m’étais mêlé des affaires, plus je m’étais convaincu qu’il fallait achever cette révolution, parce qu’elle était le fruit du siècle et des opinions. Tout ce qui retardait sa marche ne servait qu’à prolonger la crise.

La paix était faite sur le Continent ; nous n’étions plus en guerre qu’avec l’Angleterre ; mais, faute de champ de bataille, cette guerre nous laissait dans l’inaction. J’avais la conscience de mes moyens ; ils étaient de nature à me mettre en évidence, mais ils n’avaient point d’emploi. Je savais cependant qu’il fallait fixer l’attention pour rester en vue, et qu’il fallait tenter pour cela des choses extraordinaires, parce que les hommes savent gré de les étonner. C’est en vertu de cette opinion que j’ai imaginé l’expédition d’Egypte. On a voulu l’attribuer à de profondes combinaisons de ma part ; je n’en avais pas d’autres que celle de ne pas rester oisif, après la paix que je venais de conclure.

Cette expédition devait donner une grande idée de la puissance de la France : elle devait attirer l’attention sur son chef ; elle devait surprendre l’Europe par sa hardiesse. C’étaient plus de motifs qu’il n’en fallait pour la tenter ; mais je n’avais pas alors la moindre envie de détrôner le grand-turc, ni même de me faire pacha.

Je préparais le départ dans un profond secret. Il était nécessaire au succès, et il ajoutait au caractère singulier de l’expédition.

La flotte mit à la voile. J’étais obligé de détruire, en passant, cette gentilhommière de Malte, parce qu’elle ne servait qu’aux Anglais. Je craignais que quelque vieux levain de gloire ne portât ces chevaliers à se défendre et à me retarder : ils se rendirent, par bonheur, plus honteusement que je ne m’en étais flatté.

La bataille d’Aboukir détruisit la flotte, et livra la mer aux Anglais. Je compris, dès ce moment, que l’expédition ne pouvait se terminer que par une catastrophe : car toute armée qui ne se recrute pas, finit toujours par capituler ; un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Il fallait en attendant rester en Egypte, puisqu’il n’y avait pas moyen d’en sortir. Je me décidai à faire bonne mine à mauvais jeu. J’y réussis assez bien.

J’avais une belle armée ; il fallait l’occuper, et j’achevais la conquête de l’Egypte, pour employer son temps à quelque chose. J’ai livré par-là aux sciences le plus beau champ qu’elles aient jamais exploité.

Nos soldats étaient un peu surpris de se trouver dans l’héritage de Sésostris ; mais ils prirent bien la chose, et il était si étrange de voir un Français au milieu de ces ruines, qu’ils s’en amusaient eux-mêmes.

N’ayant plus rien à faire en Egypte, il me parut curieux d’aller en Palestine, et d’en tenter la conquête. Cette expédition avait quelque chose de fabuleux. Je m’y laissai séduire. Je fus mal informé des obstacles qu’on m’opposerait, et je ne pris pas assez de troupes avec moi.

Parvenu au-delà du désert, j’appris qu’on avait rassemblé des forces à St. Jean d’Acre. Je ne pouvais pas les mépriser ; il fallut y marcher. La place était défendue par un ingénieur français ; je m’en aperçus à sa résistance : il fallut lever le siège : la retraite fut pénible. Je luttai pour la première fois contre les éléments ; mais nous n’en fûmes pas vaincus.

De retour en Egypte, je reçus des journaux par la voie de Tunis. Ils m’apprirent l’état déplorable de la France, l’avilissement du Directoire, et le succès de la coalition. Je crus pouvoir servir mon pays une seconde fois. Aucun motif ne me retenait en Egypte : c’était une entreprise épuisée. Tout général était bon pour signer une capitulation que le temps rendrait inévitable, et je partis sans autre dessein que celui de reparaître à la tête des armées pour y ramener la victoire.

Débarqué à Fréjus, ma présence excita l’enthousiasme du peuple. Ma gloire militaire rassurait tous ceux qui avaient peur d’être battus. C’était une affluence sur mon passage : mon voyage eut l’air d’un triomphe, et je compris en arrivant à Paris que je pouvais tout en France.

La faiblesse du gouvernement l’avait mise à deux doigts de sa perte : j’y trouvai l’anarchie. Tout le monde voulait sauver la patrie, et proposait des plans en conséquence. On venait m’en faire confidence ; j’étais le pivot des conspirations ; mais il n’y avait pas un homme à la tête de tous ces projets qui fût capable de les mener. Ils comptaient tous sur moi, parce qu’il leur fallait une épée. Je ne comptais sur personne, et je fus maître de choisir le plan qui me convenait le mieux.

La fortune me portait à la tête de l’Etat. J’allais me trouver maître de la révolution, car je ne voulais pas en être le chef : le rôle ne me convenait pas. J’étais donc appelé à préparer le sort à venir de la France, et peut-être celui du monde.

Mais il fallait auparavant faire la guerre, faire la paix, assoupir les factions ; fonder mon autorité. Il fallait remuer cette grosse machine qu’on appelle le gouvernement. Je connaissais le poids de ces résistances, et j’aurais préféré alors le simple métier de la guerre ; car j’aimais l’autorité du quartier-général, et l’émotion du champ de bataille. Je me sentais enfin, dans ce moment, plus de dispositions pour relever l’ascendant militaire de la France, que pour la gouverner.

Mais je n’avais pas de choix dans ma destination. Car il m’était facile de voir que le règne du Directoire touchait à sa fin ; qu’il fallait mettre à sa place une autorité imposante pour sauver l’Etat ; qu’il n’y a de vraiment imposant que la gloire militaire. Le Directoire ne pouvait donc être remplacé que par moi ou par l’anarchie. Ce choix de la France n’était pas douteux ; l’opinion publique qui éclairait à cet égard la mienne.

Je proposai de remplacer le Directoire par un consulat ; tellement j’étais éloigné alors de concevoir l’idée d’un pouvoir souverain. Les républicains proposèrent d’élire deux consuls : j’en demandai trois, parce que je ne voulais pas être appareillé. Le premier rang m’appartenait de droit dans cette trinité : c’était tout ce que je voulais.

Les républicains se défièrent de ma proposition. Ils entrevirent un élément de dictature dans ce triumvirat. Ils se liguèrent contre moi. La présence même de Sieyès ne pouvait les rassurer. Il s’était chargé de faire une constitution ; mais les jacobins redoutaient plus mon épée qu’ils ne se fiaient à la plume de leur vieux abbé.

Tous les partis se rangèrent alors sous deux bannières : d’un côté se trouvaient les républicains qui s’opposaient à mon élévation : de l’autre était toute la France qui la demandait. Elle était donc inévitable à cette époque, parce que la majorité finit toujours par l’emporter. Les premiers avaient établi leur quartier-général dans le Conseil des Cinq-Cents : ils firent une belle défense ; il fallut gagner la bataille de St. Cloud pour achever cette révolution. J’avais cru un moment qu’elle se ferait par acclamation.

Le vœu public venait de me donner la première place de l’Etat : la résistance qu’on avait opposée ne m’inquiétait pas, parce qu’elle ne venait que de gens flétris par l’opinion. Les royalistes n’avaient pas paru : ils avaient été pris sur le temps. La masse de la nation avait confiance en moi, car elle savait bien que la révolution ne pouvait pas avoir de meilleure garantie que la mienne. Je n’avais de force qu’en me plaçant à la tête des intérêts qu’elle avait créés, puisqu’en la faisant rétrograder je me serais retrouvé sur le terrain des Bourbons.

Il fallait que tout fût neuf dans la nature de mon pouvoir, afin que toutes les ambitions y trouvassent de quoi vivre. Mais il n’y avait rien de défini dans sa nature, et c’était son défaut.

Je n’étais, par la constitution, que premier magistrat de la république ; mais j’avais une épée pour bâton de commandement. Il y avait incompatibilité entre mes droits constitutionnels et l’ascendant que je tenais de mon caractère et de mes actions. Le public le sentait comme moi ; la chose ne pouvait pas durer ainsi, et chacun prenait ses mesures en conséquence.

Je trouvais des courtisans plus que je n’en avais besoin. On faisait queue. Aussi n’étais-je nullement en peine du chemin que faisait mon autorité, mais je l’étais beaucoup de la situation matérielle de la France.

Nous nous étions laissé battre : les Autrichiens avaient reconquis l’Italie, et détruit mon ouvrage. Nous n’avions plus d’armée pour reprendre l’offensive. Il n’y avait pas un sou dans les caisses, et aucun moyen de les remplir. La conscription ne s’exécutait que sous le bon plaisir des maires. Sieyès nous avait fait une constitution paresseuse et bavarde qui entravait tout. Tout ce qui constitue la force d’un Etat était anéanti : il ne subsistait que ce qui fait sa faiblesse.

Forcé par ma position, je crus devoir demander la paix : je le pouvais alors de bonne foi, parce qu’elle était une fortune pour moi. Plus tard elle n’eût été qu’une ignominie.

M. Pitt la refusa, et jamais homme d’Etat n’a fait une plus lourde faute ; car ce moment a été le seul où les alliés auraient pu la conclure avec sécurité : car la France, en demandant la paix, se reconnaissait vaincue ; et les peuples se relèvent de tous les revers, si ce n’est de consentir à leur opprobre.

M. Pitt la refusa. Il m’a sauvé une grande faute, et il a étendu l’empire de la révolution sur toute l’Europe, empire que ma chute n’est pas même parvenue à détruire. Il l’aurait borné à la France, s’il avait voulu alors la laisser à elle-même.

Il me fallut donc faire la guerre. Masséna se défendait dans Gênes ; mais les armées de la république n’osaient plus repasser ni le Rhin ni les Alpes. Il fallait donc rentrer en Italie et en Allemagne, pour dicter une seconde fois la paix à l’Autriche. Tel était mon plan ; mais je n’avais ni soldats, ni canons, ni fusils.

J’appelai les conscrits ; je fis forger des armes ; je réveillai le sentiment de l’honneur national, qui n’est jamais qu’assoupi chez les Français. Je ramassai une armée. La moitié ne portait que des habits de paysans. L’Europe riait de mes soldats : elle a payé chèrement ce moment de plaisir.

On ne pouvait cependant entreprendre ouvertement une campagne avec une telle armée. Il fallait au moins étonner l’ennemi, et profiter de sa surprise. Le général Suchet l’attirait vers les gorges de Nice. Masséna prolongeait jour à jour la défense de Gênes. Je pars : je m’avance vers les Alpes : ma présence, la grandeur de l’entreprise, ranimèrent les soldats. Ils n’avaient pas de souliers, mais ils semblaient tous marcher à l’avant-garde.

Dans aucun temps de ma vie je n’ai éprouvé de sentiment pareil à celui que je sentis en pénétrant dans les gorges des Alpes. Les échos retentissaient des cris de l’armée. Ils m’annonçaient une victoire incertaine, mais probable. J’allais revoir l’Italie, théâtre de mes premières armes. Mes canons gravissaient lentement ces rochers. Mes premiers grenadiers atteignirent enfin la cime du Saint-Bernard. Ils jetèrent en l’air leurs chapeaux garnis de plumets rouges, en jetant des cris de joie. Les Alpes étaient franchies, et nous débordâmes comme un torrent.

Le général Lannes commandait l’avant-garde. Il courut prendre Ivrée, Verceil, Pavie, et s’assura du passage du Pô. Toute l’armée le passa sans obstacles.

Nous étions tous jeunes dans ce temps, soldats et généraux. Nous avions notre fortune à faire. Nous comptions les fatigues pour rien, les dangers pour moins encore. Nous étions insouciants sur tout, si ce n’est sur la gloire, qui ne s’obtient que sur les champs de bataille.

Au bruit de mon arrivée, les Autrichiens manœuvrèrent sur Alexandrie. Accumulés dans cette place, au moment où je parus devant les murs, leurs colonnes vinrent se déployer en avant de la Bormida. Je les fis attaquer. Leur artillerie était supérieure à la mienne. Elle ébranla nos jeunes bataillons. Ils perdirent du terrain. La ligne n’était conservée que par deux bataillons de la garde, et par la quarante-cinquième. Mais j’attendais des corps qui marchaient en échelons. La division de Dessaix arrive ; toute la ligne se rallie. Dessaix forme sa colonne d’attaque, et enlève le village de Marengo, où s’appuyait le centre de l’ennemi. Ce grand général fut tué au moment où il décidait une immortelle victoire.

L’ennemi se jeta sous les remparts d’Alexandrie. Les ponts étaient trop étroits pour le recevoir ; une bagarre affreuse s’y passa ; nous prenions des masses d’artillerie et des bataillons entiers. Refoulés au-delà du Tanaro, sans communications, sans retraite, menacés sur leurs derrières par Masséna et par Suchet, n’ayant en front qu’une armée victorieuse, les Autrichiens reçurent la loi. Mélas implora une capitulation. Elle fut inouïe dans les fastes de la guerre. L’Italie entière me fut restituée, et l’armée vaincue vint déposer ses armes aux pieds de nos conscrits.

Ce jour a été le plus beau de ma vie ; car il a été un des plus beaux pour la France. Tout était changé pour elle ; elle allait jouir d’une paix qu’elle avait conquise. Elle s’endormait comme un lion. Elle allait être heureuse, parce qu’elle était grande.

Les factions semblaient se taire ; tant d’éclat les étouffait. La Vendée se pacifiait ; les jacobins étaient forcés de me remercier de ma victoire ; car elle était à leur profit. Je n’avais plus de rivaux.

Le danger commun, et l’enthousiasme public avaient allié momentanément les partis. La sécurité les divisa. Partout où il n’y a pas un centre de pouvoir incontestable, il se trouve des hommes qui espèrent l’attirer à eux. C’est ce qui arriva au mien. Mon autorité n’était qu’une magistrature temporaire : elle n’était donc pas inébranlable. Les gens qui avaient de la vanité et se croyaient du talent, commencèrent une campagne contre moi. Ils choisirent le Tribunat pour leur place d’armes. Là ils se mirent à m’attaquer sous le nom de pouvoir exécutif.

Si j’avais cédé à leurs déclamations, c’en était fait de l’Etat. Il avait trop d’ennemis pour diviser ses forces, et perdre son temps en paroles. On venait d’en faire une rude épreuve, mais elle n’avait pas suffi pour faire taire cette espèce d’hommes qui préfèrent les intérêts de leur vanité à ceux de leur patrie. Ils s’amusèrent, pour faire leur popularité, à refuser les impôts, à décrier le gouvernement, à entraver sa marche, ainsi que le recrutement des troupes.

Avec ces manières là, nous aurions été en quinze jours la proie de l’ennemi. Nous n’étions pas encore de force à le hasarder. Mon pouvoir était trop neuf pour être invulnérable. Le consulat allait finir comme le directoire, si je n’avais pas détruit cette opposition par un coup d’Etat. Je renvoyai les tribuns factieux. On appela cela éliminer ; le mot fit fortune.

Ce petit événement qu’on a sûrement oublié aujourd’hui, changea la constitution de la France, parce qu’il me fit rompre avec la république : car il n’y en avait plus, du moment que la représentation nationale n’était plus sacrée.

Ce changement était forcé, dans la situation où se trouvait la France vis à vis de l’Europe et d’elle-même. La révolution avait des ennemis trop acharnés au-dedans et au-dehors, pour qu’elle ne fût pas forcée d’adopter une forme dictatoriale, comme toutes les républiques dans les moments de danger. Les autorités à contre-poids ne sont bonnes qu’en temps de paix. Il fallait renforcer au contraire celle qu’on m’avait confiée, chaque fois qu’elle avait couru un danger, afin de prévenir les rechutes.

J’aurais peut-être mieux fait d’obtenir franchement cette dictature, puis qu’on m’accusait d’y aspirer. Chacun aurait jugé de ce qu’on appelait mon ambition : cela aurait, je crois, mieux valu ; car les monstres sont plus gros de loin que de près. La dictature aurait eu l’avantage de ne rien présager pour l’avenir ; de laisser les opinions dans leur entier, et d’intimider l’ennemi, en lui montrant la résolution de la France.

Mais je m’apercevais que cette autorité venait d’elle-même se placer dans mes mains. Je n’avais donc pas besoin de la recevoir officiellement. Elle s’exerçait de fait, sinon de droit. Elle suffisait pour passer la crise, et sauver la France et la révolution.

Ma tâche était donc de terminer cette révolution, en lui donnant un caractère légal, afin qu’elle pût être reconnue et légitimée par le droit public de l’Europe. Toutes les révolutions ont passé par les mêmes combats. La nôtre ne pouvait pas en être exempte ; mais elle devait, à son tour, prendre son droit de bourgeoisie.

Je savais qu’avant de le proposer, il fallait en arrêter les principes, en consolider la législation, et en détruire les excès. Je me crus assez fort pour y réussir, et je ne me trompai pas.

Le principe de la révolution était l’extinction des castes ; c’est à dire l’égalité : je l’ai respecté. La législation devait en régler les principes. J’ai fait des lois dans cet esprit. Les excès se montraient dans l’existence des factions. Je n’en ai tenu compte, et elles ont disparu. Ils se montraient dans la destruction du culte ; je l’ai rétabli. Dans l’existence des émigrés ; je les ai rappelés. Dans le désordre général de l’administration ; je l’ai réglée. Dans la ruine des finances ; je les ai restaurées. Dans l’absence d’une autorité capable de contenir la France ; je lui ai donné cette autorité, en prenant les rênes de l’Etat.

Peu d’hommes ont fait autant de choses que j’en ai fait alors, en aussi peu de temps. L’histoire dira un jour ce qu’était la France à mon avènement, et ce qu’elle était quand elle a donné la loi à l’Europe.

Je n’ai pas eu besoin d’employer un pouvoir arbitraire, pour accomplir ces immenses travaux. On ne m’en aurait peut-être pas refusé l’exercice ; mais je n’en aurais pas voulu, parce que j’ai toujours détesté l’arbitraire en tout.

J’aimais l’ordre et les lois. J’en ai fait beaucoup : je les ai faites sévères et précises ; mais justes, parce qu’une loi qui ne connaît point d’exception est toujours juste. Je les ai fait observer rigoureusement, parce que c’est le devoir du trône ; mais je les ai respectées. Elles me survivront : c’est la récompense de mes travaux.

Tout semblait marcher à souhait. L’Etat se recréait ; l’ordre s’y rétablissait. Je m’en occupais avec ardeur : mais je sentais qu’il manquait une chose à tout ce système ; c’était du définitif.

Quel que fût mon désir de faire à la révolution un établissement stable, je voyais clairement que je ne pourrais y parvenir qu’après avoir vaincu de grandes résistances : car il y avait antipathie nécessaire entre les anciens et les nouveaux régimes. Ils formaient deux masses dont les intérêts étaient précisément en sens inverse. Tous les gouvernements qui subsistaient encore en vertu de l’ancien droit public, se voyaient exposés par les principes de la révolution ; et celle-ci n’avait de garantie qu’en traitant avec l’ennemi, ou qu’en l’écrasant s’il refusait de la reconnaître.

Cette lutte devait décider en dernier ressort du renouvellement de l’ordre social de l’Europe. J’étais à la tête de la grande faction qui voulait anéantir le système sur lequel roulait le monde depuis la chute des Romains. Comme tel, j’étais en butte à la haine de tout ce qui avait intérêt à conserver cette rouille gothique. Un caractère moins entier que le mien aurait pu louvoyer, pour laisser une partie de cette question à décider au temps.

Mais dès que j’eus vu le fond du cœur de ces deux factions ; dès que j’eus vu qu’elles partageaient le monde, comme au temps de la réformation, je compris que tout pacte était impossible entre elles, parce que leurs intérêts se froissaient trop. Je compris que plus on abrégerait la crise, mieux les peuples s’en trouveraient. Il fallait avoir pour nous la moitié plus un de l’Europe, afin que la balance penchât de notre côté. Je ne pouvais disposer de ce poids qu’en vertu de la loi du plus fort, parce que c’est la seule qui ait cours entre les peuples. Il fallait donc que je fusse le plus fort de toute nécessité ; car je n’étais pas seulement chargé de gouverner la France, mais de lui soumettre le monde ; sans quoi le monde l’aurait anéantie.

Je n’ai jamais eu de choix dans les partis que j’ai pris : ils ont toujours été commandés par les événements ; parce que le danger était toujours éminent, et le 31 mars a prouvé à quel point il était à redouter, et s’il était facile de faire vivre en paix les vieux et les nouveaux régimes.

Il m’était donc aisé de prévoir que tant qu’il y aurait parité de forces entre ces deux systèmes, il y aurait entre eux guerre ouverte ou secrète. Les paix qu’ils signeraient ne pourraient être que des haltes pour respirer. Il fallait donc que la France, comme le chef-lieu de la révolution, se tînt en mesure de résister à la tempête. Il fallait donc qu’il y eût unité dans le gouvernement, pour qu’il pût être fort ; union dans la nation, pour que tous ses moyens tendissent au même but ; et confiance dans le peuple, pour qu’il consentît aux sacrifices nécessaires pour assurer sa conquête.

Or, tout était précaire dans le système du consulat, parce que rien n’y était à sa véritable place. Il y existait une république de nom, une souveraineté de fait, une représentation nationale faible, un pouvoir exécutif fort, des autorités soumises, et une armée prépondérante.

Rien ne marche dans un système politique où les mots jurent avec les choses. Le gouvernement se décrie par le mensonge perpétuel dont il fait usage. Il tombe dans le mépris qu’inspire tout ce qui est faux, parce que ce qui est faux est faible. On ne peut plus d’ailleurs ruser en politique : les peuples en savent trop long : les gazettes en disent trop. Il n’y a plus qu’un secret pour mener le monde, c’est d’être fort ; parce qu’il n’y a dans la force ni erreur, ni illusion. C’est le vrai mis à nu.

Je sentais la faiblesse de ma position, le ridicule de mon consulat. Il fallait établir quelque chose de solide, pour servir de point d’appui à la révolution. Je fus nommé consul à vie. C’était une suzeraineté viagère ; insuffisante en elle même, puisqu’elle plaçait une date dans l’avenir, et que rien ne gâte la confiance comme la prévoyance d’un changement. Mais elle était passable pour le moment où elle fut établie.

Dans l’intervalle que m’avait laissé la trêve d’Amiens, j’avais hasardé une expédition imprudente, qu’on m’a reprochée, et avec raison : elle ne valait rien en soi.

J’avais essayé de reprendre Saint-Domingue. J’avais de bons motifs pour le tenter. Les alliés haïssaient trop la France pour qu’elle osât rester dans l’inaction pendant la paix. Il fallait qu’elle fût toujours redoutable. Il fallait donner une pâture à la curiosité des oisifs. Il fallait tenir constamment l’armée en mouvement pour l’empêcher de s’endormir. Enfin, j’étais bien aise d’essayer les marins.

Du reste, l’expédition a été mal conduite. Partout où je n’ai pas été, les choses ont toujours été mal. Cela revenait d’ailleurs assez au même : car il était facile de voir que le ministère anglais allait rompre la trêve ; et si nous avions reconquis Saint-Domingue, ce n’aurait été que pour eux.

Chaque jour augmentait ma sécurité, lorsque l’événement du 3 nivôse m’apprit que j’étais sur un volcan. Cette conspiration fut imprévue : c’est la seule que la police n’ait pas déjouée d’avance. Elle n’avait pas de confidents ; c’est pour quoi elle a réussi.

J’échappai par un miracle. L’intérêt qu’on me témoigna me dédommagea amplement. On avait mal choisi le moment pour conspirer. Rien n’était prêt en France pour les Bourbons.

On chercha les coupables. Je le dis avec vérité ; je n’en accusai que les Brutus du coin. En fait de crimes, on était toujours disposé à leur en faire honneur. Je fus très étonné lorsque la suite des enquêtes vint à prouver que c’était aux royalistes que les gens de la rue Saint-Nicaise avaient l’obligation d’être sautés en l’air.

Je croyais les royalistes honnêtes gens, parce qu’ils nous accusaient de ne pas l’être. Je les croyais, surtout, très incapables de l’audace et de la scélératesse que suppose un tel projet : au reste, il n’appartenait qu’à un petit nombre de voleurs de diligences, espèce qui était prônée, mais peu considérée dans le parti.

Les royalistes, tout à fait oubliés depuis la pacification de la Vendée, reparaissaient ainsi sur l’horizon politique. C’était une conséquence naturelle de l’accroissement de mon autorité. Je refaisais la royauté. C’était chasser sur leurs terres.

Ils ne se doutaient pas que ma monarchie n’avait point de rapport à la leur. La mienne était toute dans les faits ; la leur, toute dans les droits. La leur n’était fondée que sur des habitudes ; la mienne s’en passait ; elle marchait en ligne avec le génie du siècle. La leur tirait à la corde pour le retenir.

Les républicains s’effrayaient de la hauteur où me portaient les circonstances : ils se défiaient de l’usage que j’allais faire de ce pouvoir. Ils redoutaient que je ne remontasse une vieille royauté à l’aide de mon armée. Les royalistes fomentaient ce bruit, et se plaisaient à me présenter comme un singe des anciens monarques : d’autres royalistes, plus adroits, répandaient sourdement que je m’étais enthousiasmé du rôle de Monck, et que je ne prenais la peine de restaurer le pouvoir que pour en faire hommage aux Bourbons, lorsqu’il serait en état de leur être offert.

Les têtes médiocres, qui ne mesuraient pas ma force, ajoutaient foi à ces bruits. Ils accréditaient le parti royaliste, et me décriaient dans le peuple et dans l’armée ; car ils commençaient à douter de mon attachement à leur cause. Je ne pouvais pas laisser courir une telle opinion, parce qu’elle tendait à nous désunir.

Il fallait à tout prix détromper la France, les royalistes et l’Europe, afin qu’ils sussent tous à quoi s’en tenir avec moi. Une persécution de détail contre des propos ne produit jamais qu’un mauvais effet, parce qu’elle n’attaque pas le mal à sa racine. D’ailleurs ce moyen est devenu impossible, dans ce siècle de sollicitation, où l’exil d’une femme remua toute la France. Il s’offrit malheureusement à moi, dans ce moment décisif, un de ces coups du hasard qui détruisent les meilleures résolutions. La police découvrit de petites menées royalistes, dont le foyer était au-delà du Rhin. Une tête auguste s’y trouvait impliquée. Toutes les circonstances de cet événement cadraient d’une manière incroyable avec celles qui me portaient à tenter un coup d’Etat. La perte du duc d’Enghien décidait la question qui agitait la France. Elle décidait de moi sans retour. Je l’ordonnai.

Un homme de beaucoup d’esprit, et qui doit s’y connaître, a dit de cet attentat que c’était plus qu’un crime, que c’était une faute1. N’en déplaise à ce personnage, c’était un crime, et ce n’était pas une faute. Je sais fort bien la valeur des mots. Le délit de ce malheureux prince se bornait à de misérables intrigues avec quelques vieilles baronnes de Strasbourg. Il jouait son jeu. Ces intrigues étaient surveillées : elles ne menaçaient ni la sûreté de la France ni la mienne. Il a péri victime de la politique, et d’un concours inouï de circonstances.

Sa mort n’était pas une faute, car toutes les conséquences que j’avais prévues sont arrivées.

La guerre avait recommencé avec l’Angleterre, parce qu’il ne lui est plus possible de rester longtemps en paix. Le territoire de l’Angleterre est devenu trop petit pour sa population ; il lui faut pour vivre le monopole des quatre parties du monde. La guerre procure seule ce monopole aux Anglais, parce qu’elle lui vaut le droit de détruire sur mer. C’est sa sauve-garde.

Cette guerre était paresseuse, faute de terrain pour se battre : l’Angleterre était obligée d’en louer sur le Continent, mais il fallait donner le temps à la moisson de croître. L’Autriche avait reçu de si rudes leçons, que les ministres n’osaient proposer la guerre de si tôt, quelque envie qu’ils eussent de gagner leur argent. La Prusse s’engraissait de sa neutralité ; la Russie avait fait en Suisse une fatale expérience de la guerre. L’Italie et l’Espagne étaient entrées, à peu de chose prés, dans mon système. Le Continent faisait halte.

Faute de mieux, je mis en avant un projet de descente en Angleterre. Je n’ai jamais pensé à le réaliser ; car il aurait échoué : non que le matériel du débarquement ne fût possible, mais la retraite ne l’était pas. Il n’y a pas un Anglais qui ne se fût armé pour sauver l’honneur de son pays, l’armée française, laissée sans secours à leur merci, aurait fini par périr ou par capituler. J’avais pu faire cet essai en Egypte ; mais à Londres, c’était jouer trop gros jeu.

Comme la menace ne me coûtait rien, puisque je ne savais que faire de mes troupes, il valait autant les tenir en garnison sur les côtes, qu’ailleurs. Ce seul appareil a obligé l’Angleterre à se mettre sur un pied de défense ruineux. C’était autant de gagné.

En revanche on organisa une conspiration contre moi. Je peux faire honneur de celle-ci aux princes émigrés ; car elle était vraiment royale. On avait mis en mouvement une armée de conspirateurs. Aussi nous en fûmes informés dans les vingt-quatre heures : tant les confidences allaient bon train.

Comme je voulais cependant faire punir des hommes qui ne cherchaient qu’à renverser l’Etat (ce qui est contre les lois divines et humaines), je fus obligé d’attendre, pour les faire arrêter, qu’on eût rassemblé contre eux des preuves irrécusables.

Pichegru était à la tête de cette machination : cet homme, qui avait plus de bravoure que de talent, avait voulu jouer le rôle de Monck ; il allait à sa taille.

Ces projets m’inquiétaient peu, parce que je connaissais leurs portées, et que l’opinion publique ne les favorisait pas. Les royalistes m’auraient assassiné, qu’ils n’en auraient pas été plus avancés. Chaque chose a son temps.

J’appris bientôt que Moreau trempait dans cette affaire. Ceci devenait plus délicat, parce qu’il avait une popularité colossale. Il était clair qu’on devait le gagner. Il avait trop de réputation, pour que nous fussions bons voisins. Je ne pouvais pas être tout et lui rien. Il fallait trouver une manière honnête de nous séparer. Il la trouva.

On a beaucoup dit que j’étais jaloux de lui : je l’étais fort peu ; mais il l’était beaucoup de moi, et il y avait de quoi. Je l’estimais parce que c’était un bon militaire. Il avait pour amis : tous ceux qui ne m’aimaient pas, c’est à dire beaucoup de gens. Ils en auraient fait un héros, s’il avait péri. Je n’en voulais faire que ce qu’il était : c’est à dire un homme nul. J’ai réussi ; l’absence l’a perdu ; ses amis l’ont oublié, et on n’y a plus songé.

Les autres coupables exigeaient moins de ménagements. C’étaient tous les vieux habitués de conspiration dont il fallait purger pour tout à fait la France. Nous y avons réussi, car il n’en a plus reparu dès lors.

Je fus accablé de sollicitations. Toutes les femmes et les enfants de Paris étaient en l’air. On demandait la grâce de tout le monde. J’eus la faiblesse d’envoyer quelques coupables dans des prisons d’Etat, au lieu d’en laisser faire justice.

Je me reproche même aujourd’hui cette espèce d’indulgence, parce qu’elle n’est, dans un souverain, qu’une faiblesse coupable. Il n’a qu’un seul devoir à remplir vis à vis de l’Etat, celui d’y faire observer les lois. Toute transaction avec le crime devient un crime de la part du trône. Le droit de grâce ne doit jamais s’exercer envers les coupables. Il faut le réserver pour le cas malheureux que la conscience absout, quand la loi les condamne.

Pichegru fut trouvé étranglé dans son lit. On ne manqua pas de dire que c’était par mes ordres. Je fus totalement étranger à cet événement. Je ne sais pas même pourquoi j’aurais soustrait ce criminel à son jugement. Il ne valait pas mieux que les autres, et j’avais un tribunal pour le juger, et des soldats pour le fusiller. Je n’ai jamais rien fait d’inutile dans ma vie.

Mon autorité s’accrut, parce qu’on l’avait menacée. Il n’y avait rien de prêt en France pour une contre-révolution, Elle ne voyait dans les menées des royalistes qu’un moyen de lui apporter l’anarchie et la guerre civile. Elle voulait s’en préserver à tout pris, et se rapprochait de moi, parce que je promettais de l’en garantir. Elle voulait dormir à l’abri de mon épée. Le vœu public, (l’histoire ne me démentira pas,) le vœu public m’appelait à régner sur la France.

La forme républicaine ne pouvait plus durer, parce qu’on ne fait pas de républiques avec de vieilles monarchies. Ce que voulait la France, c’était sa grandeur. Pour en soutenir l’édifice, il fallait anéantir les factions, consolider l’œuvre de la révolution, et fixer sans retour les limites de l’Etat. Seul, je promettais à la France de remplir ces conditions. La France, voulait que je régnasse sur elle.

Je ne pouvais pas devenir roi. C’était un titre usé. Il portait avec lui des idées reçues. Mon titre devait être nouveau, comme la nature de mon pouvoir. Je n’étais pas l’héritier des Bourbons. Il fallait être beaucoup plus pour s’asseoir sur leur trône. Je pris le nom d’empereur, parce qu’il était plus grand et moins défini.

Jamais révolution ne fut aussi douce que celle qui renversa cette république pour laquelle on avait répandu tant de sang. C’est qu’on maintenait la chose ; le mot seul était changé. C’est pourquoi les républicains n’ont pas redouté l’empire.

D’ailleurs les révolutions qui ne déplacent pas les intérêts sont toujours douces.

La révolution était enfin terminée. Elle devenait inébranlable sous une dynastie permanente. La république n’avait satisfait que des opinions ; l’empire garantissait les intérêts avec les opinions.

Ces intérêts étaient ceux de l’immense majorité, parce qu’avant tout les institutions de l’empire garantissaient l’égalité. La démocratie y existait de fait et de droit. La liberté seule y avait été restreinte, parce qu’elle ne vaut rien pour les temps de crise. Mais la liberté, n’est à l’usage, que de la classe éclairée de la nation : l’égalité sert à tout le monde. C’est pourquoi mon pouvoir est resté populaire, même dans les revers qui ont écrasé la France.

Mon autorité ne reposait pas, comme dans les vieilles monarchies, sur un échafaudage de castes et de corps intermédiaires. Elle était immédiate, et n’avait d’appui que dans elle-même ; car il n’y avait dans l’empire que la nation et moi. Mais dans cette nation tous étaient également appelés aux fonctions publiques. Le point de départ n’était un obstacle pour personne. Le mouvement ascendant était universel dans l’Etat. Ce mouvement a fait ma force.

Je n’ai pas inventé ce système : il est sorti des ruines de la Bastille. Il n’est que le résultat de la civilisation et des mœurs que le temps a données à l’Europe. On essayera en vain de le détruire ; il se maintiendra par la force des choses, parce que le fait finit toujours par se placer là où est la force. Or la force n’était plus dans la noblesse, depuis qu’elle avait permis au tiers-état de porter les armes, et qu’elle n’avait plus voulu être la seule milice de l’Etat.

La force n’était plus dans le clergé, depuis que le monde était devenu protestant, en devenant raisonneur. La force n’était plus dans les gouvernements, précisément parce que la noblesse et le clergé n’étaient plus en état de remplir leurs fonctions, c’est à dire d’appuyer le trône. La force n’était plus dans les routines et les préjugés, depuis qu’on avait démontré aux peuples qu’il n’y avait ni routines ni préjugés.

Il y avait dissolution dans le corps social longtemps avant la révolution ; parce qu’il n’y avait plus de rapports entre les mots et les choses.

La chute des préjugés avait mis à nu la source des pouvoirs. On avait découvert leur faiblesse. Ils sont tombés en effet à la première attaque.

Il fallait donc refaire l’autorité sur un autre plan. Il fallait qu’elle se passât du cortège des habitudes et des préjugés : il fallait qu’elle se passât de cet aveuglement qu’on appelle la foi. Elle n’avait hérité d’aucuns droits ; il fallait donc qu’elle fût en entier dans le fait ; c’est à dire dans la force.

Je ne montais pas ainsi sur le trône comme un héritier des anciennes dynasties, pour m’y asseoir mollement sous les prestiges des habitudes et des illusions ; mais pour affermir les institutions que le peuple voulait, pour mettre les lois en accord avec les mœurs, et pour rendre la France redoutable, afin de maintenir son indépendance.

On ne tarda pas à m’en fournir l’occasion. L’Angleterre était fatiguée par le séjour de mes troupes sur les côtes. Elle voulait s’en débarrasser à tout prix, et cherchait, la bourse à la main, des alliés sur le continent. Elle devait en trouver.

Les anciennes dynasties étaient effrayées de me voir sur le trône. Quelques politesses que nous nous fissions, elles voyaient bien que je n’étais pas un des leurs : car je ne régnais qu’en vertu d’un système qui détruisait l’autel que le temps leur avait élevé. J’étais à moi seul une révolution. L’empire les menaçait comme la république. Elles le redoutaient davantage, parce qu’il était plus robuste.

Il était donc de leur politique de m’attaquer le plus tôt possible, c’est à dire avant que j’eusse pris toutes mes forces.

Les chances de la lutte qui allait s’ouvrir, étaient d’un grand intérêt pour moi. Elles allaient m’apprendre la mesure de la haine qu’on me portait. Elles allaient m’apprendre à distinguer, ceux des souverains que la crainte déciderait à s’associer au système de l’empire, d’avec ceux qui périraient plutôt que de transiger avec lui.

Cette lutte devait amener de nouvelles combinaisons politiques en Europe. Je devais succomber, ou en devenir l’arbitre.

Je venais de réunir le Piémont à la France, parce qu’il fallait que la Lombardie s’appuyât à l’empire. On cria à l’ambition : on prépara la lice pour le combat. Cette réunion lui servit de signal.

La bataille devait être rude. Les Autrichiens rassemblaient toutes leurs forces, et les Russes s’étaient décidés à y réunir les leurs.

Le jeune Alexandre venait de monter sur le trône : comme les enfants aiment à faire le contraire de leurs parents, me déclara la guerre, parce que son père avait fait la paix. Car nous n’avions rien encore à démêler avec les Russes : leur tour n’était pas venu, mais les femmes et les courtisans l’avaient décidé ainsi. Ils ne croyaient faire qu’une chose de bon goût, parce que je n’étais pas à la mode dans le beau monde ; et ils commençaient, sans le savoir, le système auquel la Russie devra sa grandeur.

La coalition n’a jamais ouvert la campagne plus maladroitement. Les Autrichiens s’imaginèrent de me surprendre. Cette prétention ne leur réussit pas.

Ils inondèrent la Bavière sans attendre l’arrivée des Russes. Ils s’en vinrent, à marches forcées, sur le Rhin, Mes colonnes avaient quitté le camp de Boulogne, et traversaient la France. Nous passâmes le Rhin à Strasbourg. Mon avant-garde rencontra les Autrichiens à Ulm et les culbuta. Je marchai sur Vienne à tour de route. J’y entrai sans obstacle. Un général autrichien oublia de couper les ponts du Danube. Je passai la rivière. Je l’aurais passée également, mais j’en arrivai plus vite en Moravie.

Les Russes débouchaient seulement ; les débris autrichiens coururent se réfugier sons leurs drapeaux. L’ennemi voulut tenir à Austerlitz ; il fut battu. Les Russes se retirèrent en bon ordre, et me laissèrent l’empire d’Autriche.

L’empereur François me demanda une entrevue : je la donnai dans un fossé. Il me demanda la paix ; je l’accordai ; car qu’aurais-je fait de son pays : il n’était pas moulé pour la révolution. Mais pour diminuer ses forces, je demandai Venise pour la Lombardie, et le Tyrol pour la Bavière, afin de renforcer au moins mes amis aux dépens de mes ennemis. C’était bien le moins.

Ce n’était pas le moment de disputer ; la paix fut signée. Je la fis proposer en même temps aux Russes. Alexandre la refusa.

Ce refus était noble ; car en acceptant la paix, il acceptait l’humiliation des Autrichiens.

En refusant, il montra de la fermeté dans les revers, et de la confiance dans la fortune. Ce refus m’apprit que le sort du monde dépendrait de nous deux.

La campagne recommença. Je suivis la retraite des Russes. J’arrivai en Pologne. Un nouveau théâtre s’ouvrait à nos armes. J’allai voir cette vieille terre de l’anarchie et de la liberté, courbée sous un joug étranger : les Polonais attendaient ma venue pour le secouer.

J’ai négligé le parti que je pouvais tirer des Polonais, et c’est la plus grande faute de mon règne. Je savais cependant qu’il était essentiel de relever ce pays, pour en faire une barrière à la Russie, et un contrepoids à l’Autriche ; mais les circonstances ne furent pas assez heureuses à cette époque pour réaliser ce plan.

D’ailleurs les Polonais m’ont paru peu propres à remplir mes vues. C’est un peuple passionné et léger. Tout se fait chez eux par fantaisie, et rien par système. Leur enthousiasme est violent ; mais ils ne savent ni le régler ni le perpétuer. Cette nation porte sa ruine dans son caractère.

Peut-être qu’en donnant aux Polonais un plan, un système, et un point d’appui, ils auraient pu se former avec le temps.

Quoique mon caractère ne m’ait jamais porté à faire les choses à demi, je n’ai cependant fait que cela en Pologne, et je m’en suis mal trouvé. Je m’avançai au cœur de l’hiver vers les pays du nord. Le climat n’inspirait aucune défiance au soldat. Son moral était excellent. J’avais à combattre une armée maîtresse de son terrain et de son climat. Elle m’attendait sur les frontières de la Russie. J’allai l’y chercher, parce qu’il ne fallait pas laisser languir mes troupes dans de mauvais cantonnements. Je rencontrai l’ennemi à Eylau : l’affaire fut meurtrière et indécise.

 

Si les Russes nous avaient attaqués le lendemain, nous aurions été battus ; mais leurs généraux n’ont heureusement pas de ces inspirations. Ils me donnaient le temps de les attaquer à Friedland. La victoire y fut moins douteuse : Alexandre s’était vaillamment défendu : il me proposa la paix. Elle était honorable pour les deux nations, car elles s’étaient mesurées avec une égale bravoure. La paix fut signée à Tilsit : elle le fut de bonne foi : j’en atteste le czar lui-même.

 

Telle fut l’issue des premiers efforts de la coalition contre l’empire que je venais de fonder. Elle éleva la gloire de nos armes, mais elle laissa la question indécise entre l’Europe et moi, car nos ennemis n’avaient été qu’humiliés : ils n’étaient ni détruits ni changés. Nous nous retrouvions au même point ; et en signant la paix, je prévis une nouvelle guerre.

Elles étaient inévitables, tant que le sort de la guerre n’amènerait pas de nouvelles combinaisons, et tant que l’Angleterre aurait un intérêt personnel à les prolonger.

Il fallait donc profiter du repos passager que je venais de rendre au continent, pour élargir la base de l’empire ; afin de la rendre plus solide pour les attaques à venir. Le trône était héréditaire dans ma famille : elle commençait ainsi une dynastie nouvelle, que le temps devait consacrer, comme il a légitimé toutes les autres. Car depuis Charlemagne aucune couronne n’avait été donnée avec autant de solennité. Je l’avais reçue du vœu des peuples et de la sanction de l’Église : ma famille, appelée à régner, ne devait pas rester mêlée dans les rangs de la société ; c’eût été un contre-sens.

J’étais riche en conquêtes. Il fallait lier intimement ces Etats au système de l’empire, afin d’accroître sa prépondérance. Il n’y a pas d’autres liens entre les peuples que ceux des intérêts qu’ils mettent en commun. Il fallait donc établir une entière communauté d’intérêts entre nous et les pays conquis. Il ne s’agissait pour cela que de changer leur ancien ordre social, pour leur donner le nôtre, en mettant à la tête de ces nouvelles institutions des souverains intéressés à les maintenir.

Je remplissais ces conditions en plaçant ma famille sur les trônes qui se trouvaient vacants.

La Lombardie était le plus essentiel de ces Etats, parce qu’elle devait être continuellement exposée aux regrets de la maison d’Autriche. Je ne voulus pas lui donner le plaisir de mettre un de mes frères sur ce trône. J’étais seul capable de porter la couronne de fer, et je la mis sur ma tête.

Je donnai par-là plus de confiance aux Lombards, parce que je faisais ma propre affaire de la leur.

Ce nouvel Etat prit le nom de royaume d’Italie, parce que ce titre était plus grand, et parlait davantage à l’imagination des Italiens.

Le trône de Naples était vacant. La reine Caroline, après avoir inondé de sang le pavé de Naples, et livré son royaume aux Anglais, en avait été chassée de nouveau. Il fallait un maître à ce malheureux pays, pour le sauver de l’anarchie et des vengeances. Un de mes frères monta sur ce trône.

La Hollande avait perdu depuis longtemps l’énergie qui fait les républiques. Elle n’avait plus la force de jouer ce rôle. Elle en avait donné la preuve lors du débarquement de 99. Je ne devais pas soupçonner qu’elle regrettât la maison d’Orange, à la manière dont elle l’avait traitée. La Hollande semblait donc avoir besoin d’un souverain ; je lui donnai un autre de mes frères.

Le cadet était assez jeune pour attendre : le quatrième n’aimait pas à régner ; il s’était sauvé pour s’y soustraire.

Il ne resta en république que celle des Suisses. Il ne valait pas la peine de changer des formes auxquelles ils étaient accoutumés. Mon autorité dans ce pays s’est bornée à les empêcher de s’égorger entre eux. Ils ne m’en ont pas témoigné une grande reconnaissance.

En formant ainsi des Etats alliés de la France, et dépendants de l’empire, je dus en même temps réunir, à la mère patrie, d’autres portions de territoires, afin de conserver sa prépondérance sur tout le système.

C’est dans ce but que j’avais réuni le Piémont à la France, et non pas à l’Italie. J’y réunis de même Gênes et Parme. Ces réunions ne valaient rien en elles-mêmes, car j’aurais fait de ces peuples de bons Italiens : je n’en ai fait que de médiocres Français. Mais l’empire se composait non-seulement de la France, mais des Etats de la famille et des alliés étrangers. Il était essentiel de conserver la proportion entre ces trois éléments. Chaque alliance nouvelle emportait avec elle une nouvelle réunion. Le public à chaque fois criait à l’ambition. Mon ambition n’a jamais consisté à posséder quelques lieues carrées de plus ou de moins, mais à faire triompher ma cause.

Or cette cause ne consistait pas seulement dans les opinions, mais dans le poids que chaque parti pouvait mettre dans la balance, et les lieues carrées pèsent dans le bassin, parce que le monde ne se compose que de cela.

J’augmentais ainsi la masse des forces que je faisais mouvoir. Il ne fallait ni talent ni adresse pour opérer ces changements. Il suffisait d’un acte de ma volonté : car ces pays étaient trop petits pour en avoir en ma présence. Ils dépendaient du mouvement imprimé à l’ensemble du système impérial. Le point de départ de ce système était en France.

Il fallait donc consolider mon ouvrage, en donnant à la France des institutions conformes au nouvel ordre social qu’elle avait adopté. Il fallait créer mon siècle pour moi, comme je l’avais été pour lui.

Il fallait être législateur, après avoir été guerrier.

Il n’était plus possible de faire reculer la révolution ; car ç’aurait été soumettre de nouveau les forts aux faibles ; ce qui est contre nature. Il fallait donc en saisir l’esprit, pour y accommoder un système analogue de législation. Je crois y être parvenu. Ce système me survivra, et j’ai laissé à l’Europe un héritage qu’elle ne pourra plus répudier.

Il n’y avait en réalité dans l’État qu’une vaste démocratie, menée par une dictature. Cette espèce de gouvernement est commode pour l’exécution, mais elle est d’une nature temporaire, parce qu’elle n’est qu’en viager sur la tête du dictateur. Je devais la rendre perpétuelle, en faisant des institutions à demeure, et des corporations vivaces, afin de les placer entre le trône et la démocratie. Je ne pouvais rien opérer par le levier des habitudes et des illusions. J’étais obligé de tout créer avec de la réalité.

Il fallait ainsi fonder ma législation sur les intérêts immédiats de la majorité, et créer mes corporations avec des intérêts : parce que les intérêts sont ce qu’il y a de plus réel dans ce monde.

J’ai fait des lois dont l’action était immense, mais uniforme. Elles avaient pour principe le maintien de l’égalité. Elle est si fortement empreinte dans ces codes, qu’ils suffiront seuls pour la conserver.

J’instituai une caste intermédiaire. Elle était démocratique, parce qu’on y entrait à toute heure et de partout : elle était monarchique, parce qu’elle ne pouvait pas mourir.

Cette corporation devait remplacer dans le nouveau régime le service que la noblesse était censée faire dans l’ancien ; c’est à dire d’appuyer le trône. Mais elle ne lui ressemblait en rien. La vieille noblesse n’existait que par ses prérogatives ; la mienne n’avait que du pouvoir. La vieille noblesse n’avait de mérite que parce qu’elle était exclusive. Tous ceux qui se distinguaient entraient de droit dans la nouvelle : elle n’était autre chose qu’une couronne civique. Le peuple n’y attachait pas d’autre idée. Chacun l’avait méritée par ses œuvres : tous pouvaient l’obtenir au même prix : elle n’était offensante pour personne.

L’esprit de l’empire était le mouvement ascendant : c’est le caractère des révolutions. Il agitait toute la nation. Elle se soulevait pour s’élever. J’ai placé au sommet de ce mouvement de grandes récompenses. Elles ne furent données que par la reconnaissance publique. Ces hautes dignités étaient encore conformes à l’esprit de l’égalité, car le dernier soldat les obtenait par des actions d’éclat.

Après le désordre de la révolution, il importait de rétablir l’ordre, parce qu’il est le symptôme de la force et de la durée.

Les administrateurs et les juges étaient essentiels à l’Etat ; puisque d’eux seuls dépendait l’ordre public : c’est à dire l’exécution des lois. Je les associai au mouvement qui animait le peuple et l’armée. Je les associai aux mêmes récompenses. Je fis un ordre qui honorait les administrateurs, parce qu’il avait reçu des soldats un brevet d’honneur. Je le rendis commun à tous ceux qui servaient l’Etat, parce que la première des vertus est le dévouement à sa patrie.

Je donnai ainsi pour ressort à l’empire un lien général. Il unissait par leurs intérêts toutes les classes de la nation, parce qu’aucune n’était subordonnée ni exclue. Il se formait autour de moi un corps intermédiaire, fourni par l’élite de la nation. Il était attaché au système impérial par sa vocation, par ses intérêts, et par ses opinions. Ce corps nombreux, quoique revêtu du pouvoir civil et militaire, était avoué par le peuple ; parce qu’il était tiré au sort dans les rangs. Il avait confiance en lui, parce que leurs intérêts étaient confondus. Ce corps n’était ni décimateur ni exclusif. Ce n’était en réalité qu’une magistrature.

L’empire s’asseyait sur une organisation forte. L’armée s’était formée à l’école de la guerre : elle y avait appris à se battre et à souffrir.

Les fonctionnaires civils s’accoutumaient à faire exécuter strictement les lois, parce que je ne voulais ni d’arbitraire ni d’interprétation. Ils se formaient ainsi à l’habitude et à la rapidité. J’avais répandu partout une impulsion uniforme, parce qu’on ne donnait qu’un seul mot d’ordre dans l’empire. Aussi tout se mouvait dans cette machine ; mais le mouvement ne s’opérait que dans les cadres que j’avais préparés.

J’ai arrêté les dilapidations publiques en centralisant sur un seul point toute la machine fiscale. Je n’ai rien laissé de vague dans cette partie ; parce qu’en fait de monnaie, tout doit se retrouver. Je n’ai surtout rien laissé de disponible à ces demi-responsabilités provinciales, parce que l’expérience m’avait prouvé que cet abandon ne sert qu’à enrichir quelques petits malversateurs aux dépens du trésor, du peuple, et de la chose.

J’ai rendu le crédit à l’Etat en ne faisant pas usage de crédit.

J’ai substitué au système des emprunts qui avait perdu la France, celui des impôts qui l’a corroborée.

J’ai organisé la conscription : loi rigoureuse, mais grande, et seule digne d’un peuple qui chérit sa gloire et sa liberté ; car il ne doit confier sa défense qu’à lui-même.

J’ai ouvert de nouvelles communications au commerce. J’ai fait réunir l’Italie à la France en ouvrant les Alpes par quatre routes différentes. J’ai entrepris dans ce genre ce qui paraissait presque impossible.

J’ai fait prospérer l’agriculture en maintenant les lois protectrices de la propriété, et en répartissant également les charges publiques.

J’ai ajouté de grands monuments à ceux que possédait la France. Ils devaient servir de témoins à sa gloire. Je pensais qu’ils élèveraient l’âme de nos descendants. Les peuples s’attachent à ces nobles images de leur histoire.

Mon trône ne brillait que de l’éclat des armes. Les Français aiment de la grandeur jusqu’à son apparence. J’ai fait décorer des palais ; j’y ai réuni une cour nombreuse. Je lui ai donné un caractère austère : tout autre eût été mal assorti. On ne s’amusait point dans ma cour. Aussi les femmes n’ont joué qu’un rôle mesquin dans cette cour où tout était consacré à la grandeur de l’Etat. C’est pourquoi elles m’ont toujours détesté. Louis XV était beaucoup mieux leur fait.

Mon ouvrage était à peine ébauché, lorsqu’un nouvel ennemi se présenta inopinément dans la lice.

Depuis dix ans la Prusse s’était tenue en paix : la France lui en avait su gré ; les alliés lui en avaient voulu beaucoup de mal. Ils l’injuriaient, mais elle prospérait.

Sa neutralité m’avait été surtout essentielle dans la dernière campagne. Pour m’en assurer, il lui fut fait quelques ouvertures d’une cession du Hanovre. Je pensai qu’une pareille ouverture valait bien une petite violation de territoire que je m’étais permise, pour accélérer la marche d’une division que j’étais pressé d’avoir sur le Danube.

L’Angleterre ayant rejeté les propositions de paix que nous lui avions envoyées, suivant notre usage, en signant celle de Tilsit, la Prusse demanda la cession du Hanovre.

Je ne demandais pas mieux que de lui faire ce cadeau ; mais il me parut qu’il était temps que cette cour se déclarât franchement pour nous, en entrant pour tout de bon dans notre système. Il ne pouvait pas tout conquérir avec l’épée ; la politique devait aussi nous donner des alliés, et l’occasion paraissait belle.

Mais je m’aperçus que la Prusse avait de tout autres intentions, et qu’elle croyait m’avoir amplement payé par sa neutralité. Dès ce moment il devenait ridicule d’agrandir un pays sur lequel je ne pouvais pas compter. J’y mis de l’humeur ; je ne calculai pas assez qu’en donnant du terrain à la Prusse je la compromettais ; c’est à dire que je me l’assurais. Je refusai tout, et le Hanovre reçut une autre destination.

Les Prussiens jetèrent les hauts cris, parce que je ne voulais pas leur donner le bien d’autrui. Ils se plaignirent de ma petite violation de l’année précédente. Ils s’avisèrent tout d’un coup qu’ils étaient dépositaires de la gloire du grand Frédéric. Les têtes s’échauffèrent. Une espèce de mouvement national agita la noblesse de Prusse. L’Angleterre se dépêcha de le solder, et il prit de la consistance.

Si les Prussiens m’avaient attaqué pendant que j’étais aux prises avec les Russes, ils pouvaient me faire beaucoup de mal ; mais il était si absurde de venir, hors de raison, nous déclarer une guerre qui ressemblait à une mutinerie de collège, que je fus longtemps avant d’y ajouter foi.

Rien n’était plus vrai cependant, et il fallut rentrer en campagne.

Je m’attendais bien à battre les Prussiens ; mais j’avais destiné plus de temps à cela. Je pris des mesures contre les agressions qu’on pourrait me susciter d’ailleurs, et que je soupçonnais. Mais je n’en eus pas besoin.

Par un hasard singulier, les Prussiens ne tinrent pas deux heures. Par un autre hasard, leurs généraux n’imaginèrent pas de défendre des places qui m’auraient tenu trois mois. En quelques jours je fus maître du pays.

La diligence de cette déroute me prouva que cette guerre n’avait rien eu de populaire en Prusse. J’aurais dû profiter de cette découverte pour organiser la Prusse à notre manière ; mais je ne sus pas m’y prendre.

L’empire avait acquis une immense prépondérance par la bataille de Iéna.

Le public commençait à regarder ma cause comme gagnée ; je m’en aperçus aux manières que l’on prit avec moi. Je commençai à le croire aussi moi-même, et cette bonne opinion m’a fait faire des fautes.

Le système sur lequel j’avais fondé l’empire était ennemi né des anciennes dynasties. Je savais qu’entre elles et moi la guerre devait être mortelle. Il fallait donc prendre des moyens vigoureux pour la rendre aussi courte que possible, afin de ménager la souffrance des peuples et des rois.

Ainsi j’aurais dû changer, d’une part, la forme et le personnel de tous les Etats que la guerre mettait dans mes mains, parce qu’on ne fait pas des révolutions en gardant les mêmes hommes et les mêmes choses. J’étais donc sûr, en conservant ces gouvernements, de les avoir toujours contre moi : c’était des ennemis que je ressuscitais.

Si je voulais, d’autre part, garder ces gouvernements, faute de mieux, il fallait les rendre complices de ma grandeur, en leur faisant accepter, avec mon alliance, des territoires et des titres.

En suivant l’un ou l’autre de ces plans, suivant l’occasion, j’aurais étendu rapidement les frontières de la révolution. Nos alliances auraient été solides, parce qu’elles auraient été faites avec les peuples. Je leur aurais apporté les avantages avec les principes de la révolution : j’aurais éloigné d’eux le fléau de la guerre dont ils ont été persécutés pendant vingt ans, et qui a fini par les révolter contre nous.

Il est à croire que la majorité des nations du continent aurait accepté cette grande alliance, et l’Europe aurait été refondue sur un nouveau plan analogue à l’état de sa civilisation.

Je raisonnai bien, mais je fis le contraire. Au lieu de changer la dynastie prussienne, comme je l’en avais menacée, je lui rendis ses Etats après les avoir morcelés. La Pologne ne me sut pas gré de n’avoir remis en liberté que la portion de son territoire dont la Prusse s’était emparée. Le royaume de Westphalie fut mécontent de ne pas obtenir davantage, et la Prusse, furieuse de ce que je lui avais ôté, me jura une haine éternelle.

Je m’imaginai, je ne sais pourquoi, que des souverains, dépossédés par le droit de conquêtes, pouvaient devenir reconnaissants de la part qu’on leur laissait. J’imaginai qu’ils pourraient, après tant de revers, s’allier de bonne foi avec nous, parce que c’était le parti le plus sûr. J’imaginai pouvoir étendre ainsi les alliances de l’empire, sans me charger de l’odieux que les révolutions traînent après elles. Je trouvai enfin que c’était un grand rôle à jouer que celui d’ôter et de rendre des couronnes. Je m’y laissai séduire. Je me suis trompé, et les fautes : ne se pardonnent jamais.

Je voulus corriger, au moins, ce que j’avais fait en Prusse, en organisant la Confédération du Rhin, parce que j’espérais contenir l’un par l’autre. Pour former cette confédération, j’ai agrandi les Etats de quelques souverains, aux dépens de ceux d’une cohue de petits princes, qui ne servaient qu’à manger l’argent de leurs sujets, sans pouvoir leur être bons à rien. J’attachai ainsi à ma cause les souverains dont j’avais grossi le volume, par les intérêts de leur agrandissement. Je les fis conquérants malgré eux. Mais ils se trouvèrent bien du métier. Ils ont fait volontiers cause commune avec moi. Ils ont été fidèles à cette cause tant qu’ils l’ont pu.

Le continent se trouva ainsi pacifié pour la quatrième fois. J’avais étendu la surface et la prépondérance de l’empire. Mon pouvoir immédiat s’étendait de l’Adriatique aux bouches du Veser ; mon pouvoir d’opinion sur toute l’Europe.

Mais l’Europe sentait, comme moi, que cette pacification n’était encore qu’une œuvre provisoire ; parce qu’il y avait trop d’éléments de résistances, et qu’en traitant avec ces résistances, comme j’avais eu le tort de le faire, je n’avais fait que reculer la difficulté.

Le principe vital de la résistance était en Angleterre. Je n’avais aucun moyen de l’attaquer corps à corps, et j’étais sûr que la guerre se renouvellerait sur le continent, tant que le ministère anglais aurait de quoi en payer les frais. La chose pouvait durer longtemps, parce que les bénéfices de la guerre alimentaient la guerre. C’était un cercle vicieux dont le résultat était la ruine du continent. Il fallait donc trouver un moyen de détruire les bénéfices que la guerre maritime valait à l’Angleterre, afin de ruiner le crédit du ministère. On me proposa, dans ce but, le système continental. Il me parut bon, et je l’acceptai. Peu de gens ont compris ce système. On s’est obstiné à n’y voir d’autre but que celui de renchérir le café. Il devait avoir de tout autres conséquences.

Il devait ruiner le commerce anglais. En cela il a mal fait son devoir, parce qu’il a produit, comme toutes les prohibitions, un renchérissement ; ce qui est toujours à l’avantage du commerce ; et parce qu’il ne put être assez complètement établi pour bannir la contrebande.

Mais le système continental devait servir encore à désigner clairement nos amis d’avec nos ennemis. Nous ne pouvions pas nous y tromper. L’attachement au système continental témoignait de l’attachement à notre cause, parce qu’il était son enseigne et son palladium.

Ce système, si débattu, était indispensable dans le moment où je l’ai établi ; car il faut qu’un grand empire ait, non seulement une tendance générale pour diriger sa politique, mais son économie doit avoir une tendance pareille. Il faut une route à l’industrie, comme à toutes choses, pour se mouvoir et pour avancer. Or, la France n’en avait point quand je lui ai tracé sa route en lui donnant le système continental.

L’économie de la France s’était portée, avant la révolution, vers les colonies et le commerce d’échange. C’était la mode alors. Elle y avait eu de grands succès. A quelque point qu’on ait vanté ces succès, ils n’avaient eu cependant d’autres résultats que ceux d’amener la ruine des finances de l’Etat ; la perte de son crédit ; la destruction de son système militaire ; la perte de sa considération au dehors ; la langueur de son agriculture. Ces succès l’avaient amené finalement à signer un traité de commerce qui livrait son approvisionnement aux Anglais.

La France avait à la vérité de beaux ports de mer, et quelques négociants dont les fortunes étaient colossales.

La guerre avait détruit sans retour le système maritime. Les ports de mer étaient ruinés. Aucune force humaine ne pouvait leur rendre ce que la révolution avait anéanti. Il fallait donc donner une autre impulsion à l’esprit de trafic, pour rendre de la vie à l’industrie de la France. Il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir que celui d’enlever aux Anglais le monopole de l’industrie manufacturière, pour faire de cette industrie la tendance générale de l’économie de l’Etat. Il fallait créer le système continental.

Il fallait ce système, et rien de moins ; parce qu’il fallait donner une prime énorme aux fabriques, pour engager le commerce à mettre en dehors les avances qu’exige l’établissement de tout un ensemble de fabrication.

Le fait a prouvé en ma faveur ; j’ai déplacé le siège de l’industrie, en lui faisant passer la mer. Elle a fait de si grands pas sur le continent, qu’elle n’a plus de concurrence à redouter. Si la France veut prospérer, qu’elle garde mon système en changeant son nom. Si elle veut déchoir, elle n’a qu’à recommencer des entreprises maritimes ; car les Anglais les détruiront à la première guerre, J’ai été forcé de porter le système continental à l’extrême, parce qu’il avait pour but de faire non seulement du bien à la France, mais du mal à l’Angleterre. Nous ne recevions les denrées coloniales que par son ministère, quel que fût le pavillon qu’elles empruntassent pour naviguer. Il fallait donc en recevoir le moins possible. Il n’y avait pas de meilleur moyen pour cela que d’en élever le prix outre mesure. Le but politique était rempli ; les finances de l’Etat en profitaient, mais j’ai désolé les bonnes femmes, et elles s’en sont vengées. L’expérience montrait chaque jour que le système continental était bon, car l’Etat prospérait, malgré le fardeau de la guerre. Les impôts étaient à jour, le crédit au pair avec l’intérêt de l’argent. L’esprit d’amélioration se montrait dans l’agriculture comme dans les fabriques. On bâtissait les villages à neuf, comme les rues de Paris. Les routes et les canaux facilitaient le mouvement intérieur. On inventait chaque semaine quelque perfectionnement ; je faisais faire du sucre avec des navets, et de la soude avec du sel. Le développement des sciences marchait de front avec celui de l’industrie.

Il aurait donc été insensé de renoncer à un système, au moment où il portait ses fruits. Il fallait l’affermir, pour donner d’autant plus de prise à l’émulation.

Cette nécessité a influé sur la politique de l’Europe, en ce qu’elle a fait à l’Angleterre une nécessité de poursuivre l’état de guerre. Dès ce moment aussi la guerre a pris en Angleterre un caractère plus sérieux. Il s’agissait pour elle de la fortune publique, c’est à dire, de son existence. La guerre se popularisa. Les Anglais ne confièrent plus à des auxiliaires le soin de leur protection ; ils s’en chargèrent eux-mêmes, et parurent en grosses masses sur le terrain. La lutte n’est devenue périlleuse que depuis lors. J’en reçus l’impression en signant le décret. Je soupçonnai qu’il n’y aurait plus de repos pour moi, et que ma vie se passerait à combattre des résistances que le public ne voyait plus, mais dont j’avais le secret, parce que je suis le seul que les apparences n’aient jamais trompé. Je me flattais, au fond du cœur, de rester maître de l’avenir, au moyen de l’armée que j’avais faite : tant de succès l’avaient rendue invincible. Elle ne doutait jamais du succès ; ses mouvements étaient faciles, parce que nous avions renoncé au système des camps et des magasins. On pouvait la transporter à l’instant sur toutes les directions, et partout elle arrivait avec la conscience de sa supériorité. Avec de tels soldats, quel est le général qui n’eût aimé la guerre. Je l’aimais, je l’avoue, et cependant je n’ai plus senti en moi, depuis l’affaire de Iéna, la plénitude de confiance, ni le mépris de l’avenir, auxquels j’avais dû mes premiers succès. Je me défiais de moi-même : cette défiance portait de l’incertitude dans mes décisions : mon humeur en était altérée ; mon caractère abâtardi. Je me commandais, mais ce qui n’est pas naturel n’est jamais parfait.

Le système continental avait décidé les Anglais à nous faire guerre à mort. Le nord était soumis, et contenu par mes garnisons. Les Anglais n’y avaient plus d’autres rapports que ceux de la contrebande ; mais on leur avait livré le Portugal, et je savais que l’Espagne favorisait leur commerce à l’abri de sa neutralité.

Pour que le système continental fût bon à quelque chose, il fallait qu’il fût complet. Je l’avais établi, à peu de chose près, dans le Nord : il fallait le faire respecter dans le Midi. Je demandai à l’Espagne un passage pour un corps d’armée que je voulais envoyer en Portugal. On me l’accorda. A l’approche de mes troupes, la cour de Lisbonne s’embarqua pour le Brésil, et me laissa son royaume. Il fallut établir, au travers de l’Espagne, une route militaire, pour communiquer avec le Portugal. Cette route nous mit en rapport avec l’Espagne. Jusqu’alors je n’avais jamais songé à ce pays, à cause de sa nullité.

L’état politique de l’Espagne était alors inquiétant ; elle était gouvernée par le plus incapable des souverains brave et digne homme, dont l’énergie se bornait à obéir à son favori. Ce favori, sans caractère et sans talent, n’avait lui-même d’autre énergie que celle de demander sans cesse des richesses et des dignités.

Le favori m’était resté dévoué, parce qu’il trouvait commode de gouverner sous l’ombre de mon alliance. Mais il avait si mal mené les affaires, que son crédit avait baissé en Espagne. Il ne pouvait plus s’y faire obéir. Son dévouement me devenait inutile.

Les opinions avaient marché en Espagne dans un sens inverse du reste de l’Europe. Le peuple, qui s’était élevé partout à la hauteur de la révolution, y était resté fort au-dessous ; les lumières n’avaient pas percé jusqu’à la seconde couche de la nation. Elles s’étaient arrêtées à la surface, c’est à dire, sur les hautes classes. Celles-ci sentaient l’abaissement de leur patrie, et rougissaient d’obéir à un gouvernement qui perdait leur pays. On les appelait les libéraux.

En sorte que les révolutionnaires étaient en Espagne ceux qui avaient à perdre à la révolution ; et ceux qui devaient y gagner n’en voulaient pas entendre parler. Le même contre-sens a eu lieu également à Naples. Il m’a fait faire beaucoup de fautes, parce que je n’en ai pas eu la clef d’entrée.

La présence de mes troupes en Espagne y causa un événement. Chacun l’interpréta. Les têtes s’en occupèrent ; la fermentation commença. J’en fus informé. Les libéraux furent sensibles à l’humiliation de leur pays : ils crurent prévenir sa ruine par une conjuration. Cette conjuration réussit. Elle se borna à faire abdiquer le vieux roi et à rouer de coups son favori. L’Espagne ne gagnait rien au fond à ce changement, car le fils qu’on mettait sur le trône ne valait pas mieux que son père. Je sais à quoi m’en tenir à cet égard.

La conjuration eut à peine réussi, que les conjurés s’épouvantèrent de leur audace. Ils eurent peur d’eux, de moi, de tout le monde. Les moines n’approuvaient pas la violence qu’on avait exercée contre leur vieux roi, parce qu’elle était illégitime. Je la désapprouvai également par un autre motif. L’épouvante se mit dans la nouvelle cour, la révolte dans le peuple, et l’anarchie dans l’Etat.

La force des choses avait amené ainsi un changement en Espagne ; puisqu’une révolution venait d’y commencer par le fait. Cette révolution ne pouvait pas être de la même nature que celle de la France, parce que les éléments en étaient différents. Jusqu’alors elle n’avait eu aucune direction, parce qu’elle n’avait point eu de chef, ni de parti pris d’avance. Ce n’était encore qu’une suspension d’autorité, une subversion de pouvoir, un désordre : voilà tout.

On ne pouvait prévoir autre chose sur le sort de l’Espagne ; si ce n’est qu’avec un peuple ignorant et farouche, cette révolution ne s’achèverait pas sans des flots de sang, et de longues calamités.

Que demandaient d’ailleurs les hommes qui voulaient un changement en Espagne ? Ce n’était pas une révolution comme la nôtre : c’était un gouvernement capable ; une autorité qui fût en état d’ôter la rouille qui couvrait leur pays, afin de lui rendre de la considération au dehors, et de la civilisation au dedans.

Je pouvais leur donner l’un et l’autre en m’emparant de leur révolution au point où ils l’avaient amenée. Il s’agissait de donner à l’Espagne une dynastie qui serait forte parce qu’elle serait neuve, et qui serait éclairée parce qu’elle serait dépourvue de préjugés. La mienne réunissait ces qualités. Je songeai donc à lui donner ce trône de plus.

A cet égard le plus difficile était fait : c’était de se débarrasser de l’ancienne dynastie. Or les Espagnols avaient laissé abdiquer le vieux roi, et ne voulaient pas reconnaître le nouveau. Tout semblait donc présager que l’Espagne, pour éviter l’anarchie, accepterait un souverain qui se présentait armé d’un levier prodigieux. Elle serait entrée par-là sans efforts dans le rayon du système impérial ; et quelque déplorable que fût l’état social de l’Espagne, il ne fallait pas dédaigner cette conquête.

Comme il faut voir les choses par soi-même pour s’en faire une juste idée, je partis pour Bayonne, où j’avais invité la vieille cour d’Espagne à se rendre. Comme elle n’avait rien de mieux à faire, elle y vint. J’avais invité également la nouvelle, et je m’attendais qu’elle ne viendrait pas, parce qu’elle avait beaucoup mieux à faire.

Je pensai que pour ne pas le mettre en présence ni de moi ni de son père, on aurait fait prendre à Ferdinand ou le parti de la révolte, ou celui de gagner l’Amérique. Il ne prit ni l’un ni l’autre. Il s’en vint à Bayonne, avec son précepteur et ses confidents, et laissa l’Espagne au premier occupant.

Cette démarche seule me donna la mesure de cette cour. J’eus à peine conféré avec ces chefs de conjurés, que je vis l’ignorance où ils étaient de leur propre situation. Ils n’avaient de parti pris sur rien ; ils ne prévoyaient rien ; ils menaient leur politique comme des quinze-vingts. J’eus à peine vu le souverain qu’ils avaient mis sur le trône, que je fus convaincu qu’on ne devait pas laisser l’Espagne en de pareilles mains.

Je me décidai alors à recevoir l’abdication de cette famille, et à placer un de mes frères sur un trône que ses maîtres venaient d’abandonner. Ils en étaient descendus si facilement, que je crus qu’il y monterait de même.

Rien en effet ne semblait s’y opposer : la junte de Bayonne l’avait reconnu ; aucun pouvoir légal n’était resté en Espagne pour refuser ce changement de règne ; le vieux roi s’était montré reconnaissant de ce que j’avais ôté le trône à son fils, et il était allé se reposer à Compiègne. Son fils fut conduit au château de Valençay, où l’on avait fait les préparatifs nécessaires.

Les Espagnols savaient à quoi s’en tenir avec leur vieux roi : il ne laissa ni regrets ni souvenirs ; mais son fils était jeune ; son règne en espérance. Il était malheureux ; on en fit un héros : l’imagination se monta en sa faveur. Les libéraux crièrent à l’indépendance nationale, les moines à l’illégitimité : toute la nation s’était armée sous ces deux bannières.

Je conviens que j’ai eu tort de mettre le jeune roi en séquestre à Valençay. J’aurais dû le laisser voir à tout le monde, afin de détromper ceux qui s’intéressaient à lui.

J’ai eu tort surtout de ne pas lui permettre de rester sur le trône. Les choses auraient été de mal en pis en Espagne. Je me serais acquis le titre de protecteur du vieux roi, en lui donnant un asile. Le nouveau gouvernement n’aurait pas manqué de se compromettre avec les Anglais. Je lui aurais déclaré la guerre tant en mon nom qu’en qualité de fondé de pouvoirs du vieux roi. L’Espagne aurait confié à son armée le sort de cette guerre, et dès qu’elle aurait été battue, la nation se serait soumise au droit de conquête. Elle n’aurait pas même songé à en murmurer, parce qu’en disposant des pays conquis, on ne fait que suivre les usages reçus.

Si j’avais été plus patient j’aurais suivi cette marche. Mais je crus que le résultat étant le même, les Espagnols accepteraient à priori un changement de dynastie que la position des affaires rendait inévitable. Je mis de la gaucherie dans cette entreprise, parce que je supprimai les gradations. Je venais de déplacer ainsi l’ancienne dynastie d’une manière offensante pour les Espagnols. Blessés dans leur orgueil, ils ne voulurent pas reconnaître celle que j’avais mise à sa place. Il en résulta qu’il n’y eut plus d’autorité nulle part, c’est à dire qu’elle se trouva partout. La nation en masse se crut chargée de la défense de l’Etat, puisqu’il n’y avait plus d’armée ou d’autorité auxquelles on pût confier cette défense. Chacun en prit la responsabilité : je créai l’anarchie. Je trouvai contre moi toutes les ressources qu’elle donne. J’eus toute la nation sur les bras.

Cette nation, dont l’histoire n’a signalé que l’avarice et la férocité, était peu redoutable devant l’ennemi ; elle fuyait à la vue de nos soldats ; mais elle les assassinait par derrière. Ils en étaient révoltés ; ils avaient les armes à la main : ils usaient de représailles. De représailles en représailles cette guerre est devenue une arène d’atrocités.

J’ai senti qu’elle imprimait un caractère de violence à mon règne ; qu’elle était d’un exemple dangereux pour les peuples et funeste pour l’armée, parce qu’elle consommait beaucoup d’hommes et fatiguait le soldat. J’ai senti qu’elle avait été mal commencée ; mais une fois que cette guerre avait été entamée, il n’était plus possible de l’abandonner. Car le plus petit revers enflait mes ennemis, et remettait l’Europe en armes. J’ai été obligé d’être toujours victorieux.

Je ne tardai pas à en faire l’épreuve.

J’étais allé en Espagne, afin d’accélérer les événements et de connaître le terrain sur lequel j’allais laisser mon frère. J’avais occupé Madrid, et détruit l’armée anglaise qui venait à son secours. Mes succès étaient rapides ; l’effroi à son comble ; la résistance allait finir ; il n’y avait pas un moment à perdre ; on n’en perdit pas non plus. Le ministère anglais arma l’Autriche. Il a toujours été aussi actif à me trouver des ennemis que je l’ai été à les battre.

Le projet de l’Autriche fut mené pour cette fois très adroitement : il me surprit. Il faut rendre justice à ceux qui la méritent.

Mes armées étaient éparpillées à Naples, à Madrid, à Hambourg. J’étais moi-même en Espagne. Il était probable que les Autrichiens devaient, en débutant, obtenir des succès. Ces succès pouvaient en amener d’autres : dans ce genre, c’est le premier pas qui coûte. Ils auraient pu tenter la Prusse et la Russie, retremper le courage des Espagnols, et rendre de la popularité au ministère anglais.

La cour de Vienne a une politique tenace, que les événements ne dérangent jamais. J’ai été longtemps avant d’en deviner la cause. Je me suis aperçu enfin, mais trop tard, que cet Etat n’avait de si profondes racines que parce que la bonhomie du gouvernement l’a laissé dégénérer en oligarchie. L’Etat n’est plus mené que par une centaine de nobles. Ils possèdent le territoire, et se sont emparés des finances, de la politique, et de la guerre. Au moyen de quoi ils sont maîtres de tout, et n’ont laissé à la cour que la signature.

Or, les oligarchies ne changent jamais d’opinions, parce que leurs intérêts sont toujours les mêmes. Elles font mal tout ce qu’elles font ; mais elles font toujours, parce qu’elles ne meurent jamais. Elles n’obtiennent jamais de succès ; mais elles supportent admirablement les revers, parce qu’elles les supportent en société.

L’Autriche a dû quatre fois son salut à cette forme de gouvernement. Elle décida de la guerre qu’on venait de me déclarer.

Je n’avais pas un moment à perdre. Je quittai brusquement l’Espagne, et courus sur le Rhin. Je ramassai les premières troupes que je trouvai sous ma main. Le prince Eugène s’était déjà laissé battre en Italie ; je lui envoyai des renforts. Les rois de Souabe et de Bavière me prêtèrent leurs troupes : j’allai battre avec elles les Autrichiens à Ratisbonne, et je marchai sur Vienne.

Je suivis à marches forcées la rive droite du Danube. Je comptai sur le succès du vice-roi pour opérer notre jonction. Je voulais devancer les Autrichiens à Vienne, y passer le Danube, et me trouver en position pour recevoir l’archiduc.

Ce plan était bien conçu ; mais il était imprudent, parce que j’avais affaire à un habile homme, et que je n’avais pas assez de troupes. Mais la fortune était alors pour moi.

L’archiduc fit en revanche une très belle marche. Il devina mon projet et gagna les devants. Il se porta rapidement sur Vienne, par la rive gauche du Danube, et prit position en même temps que moi. C’est à ma connaissance la seule belle manœuvre que les Autrichiens aient jamais faite.

Mon plan de campagne était manqué. J’étais en présence d’une armée formidable. Elle dominait mes mouvements, et me forçait à l’inaction. Il n’y avait plus qu’une grande affaire qui pût terminer la guerre. C’était moi qui devais attaquer. L’archiduc m’avait réservé ce rôle. Il n’était pas facile à jouer, car il était en position de me recevoir.

Par un bonheur inespéré, l’archiduc Jean, au lieu de contenir à tout prix le vice-roi, se laissa battre. L’armée d’Italie le rejeta de l’autre côté du Danube. Nous eûmes pour nous toute sa droite.

Mais, comme nous ne voulions pas y rester toujours, il fallait en finir. Je fis jeter des ponts. L’armée s’ébranla. Le corps du maréchal Masséna déboucha le premier. Il commençait le feu, lorsqu’un accident rompit les ponts. Il était impossible de les réparer assez tôt pour le secourir. Il fut attaqué par toute l’armée ennemie. Cette troupe se défendit avec une valeur héroïque, car elle était sans espoir. Les munitions manquèrent ; ils allaient périr, lorsque les Autrichiens cessèrent leur feu, croyant qu’à chaque jour suffit sa peine. Ils reprirent position au moment décisif, et me tirèrent d’une cruelle angoisse.

Nous n’en avions pas moins éprouvé un revers. Je m’en aperçus par l’état de l’opinion. On publiait ma défaite ; on annonçait ma retraite ; on en donnait les détails ; on prévoyait ma perte. Les Tyroliens s’étaient révoltés ; il avait fallu y envoyer l’armée de Bavière. Des partis s’étaient armés en Prusse et en Westphalie, et couraient le pays pour exciter un soulèvement. Les Anglais tentaient une expédition contre Anvers, qui aurait réussi sans leur ineptie. Ma position empirait chaque jour.

Enfin je parvins à jeter de nouveaux ponts sur le Danube. L’armée passa le fleuve par une nuit épouvantable. J’assistai à ce passage, parce qu’il me donnait de l’inquiétude. Il se fit à souhait. Nos colonnes eurent le temps de se former, et cette grande journée s’ouvrit sous d’heureux auspices.

La bataille fut belle, parce qu’elle fut disputée. Les généraux ne firent cependant pas de grands efforts d’imagination, parce qu’ils commandaient de grosses masses, sur un terrain plat. Il fut longtemps défendu. L’intrépidité de nos troupes, et une manœuvre hardie de Macdonald décidèrent la journée.

Une fois rompue, l’armée autrichienne défila en désordre dans une longue plaine, où elle perdit beaucoup de monde. Je la suivis vivement, car il fallait décider la campagne. Battue en Moravie, il n’y eut d’autre parti à prendre que celui de me demander la paix. Je l’accordai pour la quatrième fois.

J’espérais qu’elle serait durable, parce qu’on se lasse d’être battu, comme de toute autre chose, et parce qu’un assez grand parti, dans Vienne, opinait en faveur d’une alliance finale avec l’empire.

Je souhaitais la paix, parce que je sentais le besoin d’accorder quelque relâche aux peuples. Car au lieu de goûter les avantages de la révolution, ils n’en avaient vu jusqu’à présent que les ravages. Nous n’étions plus des protecteurs pour eux, comme au commencement de la guerre ; et pour accoutumer l’opinion de l’Europe à la nature de mon pouvoir, il ne fallait pas le montrer toujours sous un aspect hostile.

Le parti ennemi assurait en revanche à la foule, qu’il ne s’armait que pour la délivrer du fléau de la guerre, et pour faire baisser les marchandises anglaises.

Ces insinuations faisaient des prosélytes. La guerre dépopularisait la révolution. C’est pourquoi je désirais la paix ; mais il fallait obtenir le consentement du ministère anglais ; l’Autriche se chargea de la demander. On la refusa.

Ce refus m’inquiéta. Il fallait que l’Angleterre se connût des ressources dont je n’avais pas le secret. Je cherchai à les découvrir, mais en vain.

Au lieu de désarmer, je fus forcé de rester sur le pied de guerre, et de fatiguer l’Europe. J’en étais d’autant plus fâché, que les alliés avaient tout l’honneur de la lutte, si j’en avais les succès. Car ils avaient l’air innocent que donne la défense des choses qu’on appelle légitimes parce qu’elles sont vieilles. J’avais en revanche l’air agresseur, parce que je me battais pour les détruire, et pour faire du neuf. Je portais ainsi seul le poids de l’accusation. Et cependant la guerre de la révolution n’a été que le résultat de la position de l’Europe. C’était la crise qui changeait ses mœurs. C’était la conséquence inévitable du passage d’un système social à un autre. Si j’avais été l’inventeur de ce système, j’aurais été coupable des maux qu’il a faits. Mais il n’a été inventé par personne. Il n’a été produit que par la marche du temps. Elle a préparé sourdement cette révolution comme elle avait amené celle du protestantisme, avec les malheurs qui l’ont suivie. La guerre n’a pas dépendu davantage de moi que des alliés. Elle a dépendu de la manière dont la création a fait le genre humain.

L’Angleterre continua la guerre sans auxiliaires, mais non pas sans alliés ; car elle avait pour tels tous les ennemis de la révolution. Nous avions du terrain en Espagne pour nous battre. J’y renvoyai mes troupes ; mais je n’y retournai pas moi-même. J’ai eu tort, parce qu’il n’y a que soi qui fasse bien ses affaires. Mais j’étais fatigué de ce tracas, et je méditais dès-lors un projet qui devait donner à mon règne un nouveau caractère.

On me suscita auparavant un autre embarras dont je n’avais pas eu l’appréhension. Le Nord était occupé par mes troupes. Les Anglais n’étaient pas assez forts pour m’attaquer sur ce point. C’était dans la Méditerranée que leur marine leur assurait de la supériorité. Ils y possédaient Malte, et jouissaient de la Sicile, des côtes d’Espagne, d’Afrique, et de la Grèce. Ils voulurent profiter de tant d’avantages.

Ils essayèrent d’exciter un mouvement de réaction en Italie, pour en faire une seconde Espagne, si la chose était faisable. Il y avait des mécontents partout : car je n’avais pas pu placer tout le monde dans les droits-réunis. Il y en avait en Italie comme ailleurs. Le clergé ne m’aimait pas, parce que mon règne avait détruit le sien. Les dévots me détestaient à son exemple. Le bas peuple partageait ces sentiments, parce que le clergé l’influençait encore en Italie. Le quartier-général de cette opposition s’était établi à Rome, comme la seule ville d’Italie où elle espérait se dérober à ma surveillance. Elle communiquait de là avec les Anglais ; elle provoquait la révolte ; elle m’insultait dans des écrits clandestins ; elle répandait de faux bruits. Elle recrutait pour les Anglais ; elle soudoyait les bandits du cardinal Ruffa, pour assassiner les Français ; elle essayait de faire sauter le palais du ministre de la police à Naples. Il devenait manifeste que les Anglais avaient un plan sur l’Italie, et qu’ils y fomentaient des troubles.

Je ne devais pas le permettre : je ne devais pas souffrir qu’on insultât et qu’on assassinat des Français. Je me contentai d’en faire à diverses reprises des plaintes au saint-siège. J’en recevais des réponses obligeantes pour m’engager à prendre mon mal en patience. Comme je n’ai jamais été patient de mon naturel, je vis qu’il y avait une mauvaise volonté décidée contre nous, et qu’il fallait prendre les devants pour en prévenir l’explosion. Je fis occuper Rome par mes troupes.

Au lieu d’arrêter l’effervescence, cette mesure, un peu violente, irrita les esprits. Elle maintint le repos de l’Italie, et déjoua les plans de lord Bentinck ; mais la caste des dévots fit secrètement contre moi tout ce que la haine et l’esprit de l’Eglise peuvent suggérer.

Ce foyer de troubles avait des ramifications en France et en Suisse. Le clergé, les mécontents, les partisans de l’ancien régime (car il y en avait encore), s’étaient réunis pour intriguer contre mon autorité, et me faire le plus de mal qu’ils pourraient. Ils ne se présentaient plus comme des conjurés : ils avaient emprunté les bannières de l’Eglise, et se battaient avec des foudres, et non pas avec du canon. Ils avaient leur mot d’ordre et de ralliement. C’était une maçonnerie orthodoxe que je ne pouvais atteindre nulle part, parce qu’elle était partout.

Il était d’ailleurs difficile d’attaquer ces gens en détail, parce que c’aurait été une persécution. Or, c’est le métier des faibles et non des forts. Je crus pouvoir dissiper ce parti en l’effrayant par un grand coup d’autorité. Je voulais lui montrer ma résolution, pour lui faire comprendre que je voulais maintenir le respect de l’ordre et de l’autorité, et que rien ne me coûtait pour y parvenir.

Je savais que je ne pouvais pas atteindre plus sûrement ce parti qu’en le séparant du chef de l’Eglise. J’attendis longtemps avant de prendre cette résolution, parce que j’y répugnais ; mais plus je tardais plus il devenait nécessaire de me décider. Je me répétai que Charles-Quint, qui était plus dévot et moins puissant que moi, avait osé faire un pape prisonnier. Il ne s’en était pas mal trouvé, et je crus pouvoir tenter la même chose. Le pape fut enlevé de Rome, et conduit à Savone. Rome fut réunie à la France.

Cet acte politique a suffi pour déjouer les projets de l’ennemi. L’Italie est restée calme et dévouée jusqu’au jour où l’empire a fini. Mais la guerre de l’Eglise se poursuivit avec le même acharnement. Le zèle des dévots se ralluma. C’était une action sourde, mais venimeuse, contre moi. Quelque soin que j’aie pris, les dévots sont parvenus à communiquer avec Savone, et à recevoir leurs instructions. Les trappistes de Fribourg faisaient aller cette correspondance ; elle s’imprimait chez eux, et circulait de curés en curés dans tout l’empire. Il fallut transférer le saint-père à Fontainebleau, et chasser les trappistes pour arrêter ces communications. Et je crois que je n’y suis pas parvenu.

Cette petite guerre a été d’un mauvais effet, parce que je n’ai pu lui ôter le caractère de persécution. Il fallait sévir forcément contre des gens désarmés, et j’en faisais malgré moi des victimes. Ces malheureuses affaires de l’Eglise m’ont fait jusqu’à cinq cents prisonniers d’Etat. La politique n’en a pas donné cinquante. J’ai eu tort dans toute cette affaire : j’étais assez fort pour laisser courir les faibles, et j’ai fait beaucoup de mal, parce que j’ai voulu le prévenir.

Un grand projet occupait l’Etat. Il me paraissait de nature à consolider mon règne en me plaçant vis à vis de l’Europe dans un nouveau rapport. J’en attendais de grands résultats.

Mon pouvoir n’était plus contesté : il ne lui manquait que le caractère de perpétuité, qu’il ne pouvait recevoir tant que je n’aurais point d’héritier. Ma mort pouvait être sans cela un moment dangereux pour ma dynastie ; car pour être entière il ne faut pas qu’une autorité ait des époques marquées d’avance.

Je comprenais la nécessité de me séparer d’une femme dont je ne pouvais plus attendre de postérité : j’y répugnais par la douleur de quitter la personne que j’ai le plus aimée. Je fus longtemps avant de m’y résoudre. Mais elle s’y résigna d’elle-même avec le dévouement qu’elle a toujours eu pour moi. J’acceptai son sacrifice, parce qu’il était indispensable. La politique la plus simple m’indiquait l’alliance de la maison d’Autriche. La cour de Vienne était fatiguée de ses revers. En s’unissant sans retour avec moi, elle mettait sa sécurité sous ma garantie. Par cette alliance elle devenait complice de ma grandeur, et j’avais dès-lors autant d’intérêt à la protéger que j’en avais eu à la battre. Par cette alliance nous formions la masse de puissance la plus formidable qui ait existé. Nous dépassions l’empire romain. Cette alliance se contracta.

Il ne resta plus sur le continent, en dehors de notre masse, que la Russie et les débris de la Prusse. Le reste nous obéissait. Une si grande prépondérance devait porter le découragement chez nos ennemis, et j’ai pu croire, sans trop de prévention, que j’avais fini mon œuvre, et que j’avais placé mon trône à l’abri des tempêtes.

Mon calcul était juste, mais les passions ne calculent pas. L’apparence était cependant en ma faveur. Le continent était tranquille, et s’accoutumait à me voir régner. Il me le témoignait du moins par ses génuflexions. Elles étaient si profondes qu’un plus habile y aurait été trompé comme moi. Le respect qu’on portait au sang de la maison d’Autriche légitimait mon règne aux yeux des souverains. Ma dynastie prenait rang dans l’Europe, et je sentais qu’on ne disputait plus le trône au fils à qui l’Impératrice venait de donner le jour.

Il n’y avait plus de troubles qu’en Espagne, où les Anglais avaient porté de grandes forces. Mais cette guerre ne me donnait pas d’inquiétude, parce que j’étais résolu d’être plus tenace encore que les Espagnols, et qu’avec du temps on vient à bout de tout.

L’empire était assez fort pour soutenir cette guerre sans en être offensé. Elle n’empêchait ni les embellissements dont je décorais la France, ni les entreprises utiles qu’elle réclamait. L’administration s’améliorait. J’organisais les institutions qui devaient assurer la force de l’empire, en relevant une génération pour devenir son appui.

L’obligation de maintenir le système continental amenait seule des difficultés avec les gouvernements dont le littoral facilitait la contrebande. Entre ces Etats la Russie se trouvait dans une situation embarrassante : sa civilisation n’était pas assez avancée pour lui permettre de se passer des produits de l’Angleterre. J’avais exigé, cependant, qu’ils fussent prohibés : c’était une absurdité, mais elle était indispensable pour compléter le système prohibitif. La contrebande se faisait. Je l’avais prévu, parce que le gouvernement russe surveille mal son pays. Mais comme on passe moins facilement par les portes fermées que par les portes ouvertes, la contrebande amène toujours beaucoup moins de marchandises que la libre entrée. Je remplissais ainsi les deux tiers de mon but. Cependant je ne m’en plaignis pas moins. On se justifia ; on recommença. Nous nous irritions. Cette manière d’être ne pouvait pas durer.

Nous devions en effet nous froisser avec la Russie, depuis l’alliance que j’avais contractée avec l’Autriche. La Russie devait savoir que notre union politique ne pouvait plus avoir d’autre ennemi qu’elle-même ; attendu que nous étions maîtres de tout le reste. Il fallait donc qu’elle se résignât à une complaisante nullité, ou qu’elle essayât de nous tenir tête, et de maintenir son rang. Elle était trop forte pour consentir à n’être rien. Elle était aussi trop faible pour nous résister ; mais dans cette alternative il valait mieux mettre de la fierté dans son attitude, que de se reconnaître d’avance pour vaincue. Car ce dernier parti est toujours le plus mauvais. La Russie se décida pour le premier.

D’après cela je rencontrai inopinément de la hauteur dans mes rapports avec Pétersbourg. On me refusa de confisquer les contrebandes. On se plaignit de l’occupation du pays d’Oldenbourg. Je répondis sur le même ton. Il était clair que nous allions nous brouiller ; car nous n’étions endurants ni l’un ni l’autre, et nous étions de force à nous mesurer.

J’avais une grande confiance dans l’issue de cette guerre ; parce que j’avais conçu un plan au moyen duquel j’espérais terminer, pour toujours, la longue lutte dans laquelle j’avais consumé ma vie. Il me semblait, d’ailleurs, que, parvenu au point où nous en étions de notre histoire, les souverains de l’Europe ne devaient point prendre de part directe à ce dernier conflit ; car nos intérêts étaient devenus les mêmes. La politique des princes devait pencher maintenant en ma faveur ; parce que mon métier n’était plus d’ébranler les trônes, mais de les raffermir. J’avais rendu de nouveau la royauté formidable. En cela j’avais travaillé pour eux. Ils étaient sûrs de régner par mon alliance, également à l’abri de la guerre et des révolutions.

Cette politique était si grosse, que je crus les souverains assez clairvoyants pour l’apercevoir. Je ne me défiai pas d’eux. Qui aurait pu deviner, en effet, que, séduits par la haine qu’ils avaient pour moi, ils abandonneraient le parti du trône, et remettraient eux-mêmes la révolution dans leurs Etats, pour en être tôt ou tard les victimes ?

J’avais calculé que la Russie était d’un trop gros volume pour qu’elle pût jamais entrer dans le système européen que je venais de refaire, et dont la France était le centre. Il fallait donc la remettre en dehors de l’Europe pour qu’elle ne gâtât pas l’unité de ce système. Il fallait donner à cette nouvelle démarcation politique des frontières assez solides pour résister au poids de toute la Russie. Il fallait remettre de force cet Etat dans la place qu’il occupait il y a cent ans.

Il n’y avait que la masse de mon empire qui fût assez vigoureuse pour tenter un pareil acte de violence politique. Mais je crois qu’il était possible, et je crois qu’il était l’unique moyen de mettre le monde à l’abri des Cosaques.

Pour faire réussir ce plan, il fallait refaire la Pologne sur une base étoffée, et battre les Russes pour leur faire accepter les frontières qu’on allait tracer avec la pointe de l’épée. La Russie aurait pu signer sans honte la paix qui devait établir ces frontières ; parce qu’elle n’aurait rien eu d’outrageant pour elle. C’était un aveu de sa force, un signe de crainte de notre part.

Placée ainsi, par mes précautions, hors du rayon de l’économie européenne ; séparée de cette économie par trois cent mille gardiens, la Russie au rait renoué avec l’Angleterre : elle aurait conservé son indépendance politique et sa manière d’être dans leur intégrité ; parce qu’elle nous aurait été aussi étrangère que le royaume du Tibet.

Il n’y avait de raisonnable que ce plan. On en regrettera tôt ou tard la ruine : car l’Europe, rangée par un consentement mutuel sous un système unique, refondu sur le modèle que demandait la disposition du siècle, aurait offert le plus grand spectacle que l’histoire ait décrit. Mais trop de préventions obstruaient les yeux des souverains, pour qu’ils pussent voir le danger là où il était. Ils crurent le voir là où était le secours.

Je partis pour Dresde. Cette guerre allait décider, sans retour, la question qui se débattait depuis vingt ans, puisque cette guerre devait être la dernière ; car au-delà de la Russie, le monde finit. Nos ennemis n’avaient plus qu’un moment : c’est pourquoi ils tentèrent leur dernier effort. La cour d’Autriche commença par déranger mes plans sur la Pologne, en refusant de rendre ce qu’elle en avait pris. Je crus être tenu à des égards pour elle, et cette seule faiblesse a perdu mes affaires ; car du moment que j’avais cédé sur ce point, il me fut impossible d’aborder franchement la question de l’indépendance polonaise. Je fus obligé de morceler ce pays sur lequel devait reposer la sécurité de l’Europe. Je donnai, par ma faiblesse, du mécontentement, et surtout de la défiance aux Polonais ; car ils virent que je les sacrifiais à mes convenances. Je sentis ma faute, et j’en eus honte. Je ne voulus plus aller à Varsovie ; je n’y avais plus rien à faire pour le moment. Je n’avais plus d’autre parti à prendre que celui de confier aux victoires à venir le sort de cette nation.

Je savais que la témérité réussit souvent : je pensai qu’il me serait possible de faire en une seule campagne ce que j’avais compté faire en deux. Cette promptitude me plaisait, car je commençais à avoir de l’inquiétude dans le caractère. J’étais à la tête d’une armée qui ne connaissait plus d’autres sentiments que celui de la gloire, et plus d’autre patrie que les champs de bataille. Au lieu d’assurer mon terrain, et d’avancer à coup sûr, je traversai la Pologne, et passai le Niémen. Je battis les armées qu’on m’opposa ; je marchai sans relâche, et j’entrai dans Moscou.

Ce fut le terme de mes succès, et c’aurait dû être celui de ma vie.

Maître d’une capitale que les Russes m’avaient remise en cendres, j’aurais dû croire que cet empire s’avouerait vaincu et qu’il accepterait les belles conditions de la paix que je lui fis proposer. Mais ce fut alors que la fortune abandonna notre cause. L’Angleterre conclut un traité entre la Russie et la Porte qui rendit l’armée russe disponible. Un Français, tombé par hasard sur le trône de Suède, trahit les intérêts de sa patrie, et s’allia avec ses ennemis, dans l’espoir de troquer la Finlande contre la Norvège.

Il traça lui-même le plan de défense de la Russie, et l’Angleterre empêcha qu’elle n’acceptât la paix. Je fus étonné des retards qu’éprouvait sa conclusion. La saison s’avançait. Il devint évident qu’on ne voulait pas la paix. Dès que j’en fus certain, j’ordonnai la retraite. Les éléments la rendirent sévère. Les Français s’y acquirent de l’honneur, par la fermeté avec laquelle ils supportèrent ces revers. Leur courage ne les a jamais quittés qu’avec la vie.

Ebranlé moi-même par la vue de ce désastre, j’ai eu besoin de me rappeler qu’un souverain ne doit jamais ni plier ni s’attendrir.

L’Europe était encore plus étonnée de mes revers qu’elle ne l’avait été de mes succès. Mais je ne devais pas me méprendre à sa stupeur. Je venais de perdre la moitié de cette armée qui avait fait sa terreur. On pouvait espérer d’en vaincre les restes, car la proportion des forces était changée. Je devais donc prévoir que, le premier étonnement passé, j’allais retrouver contre moi l’éternelle coalition dont j’entendais déjà les cris de joie.

C’est un mauvais moment pour faire la paix, que celui d’une défaite. Cependant l’Autriche, qui se consolait de me voir baisser (puisque sa part dans notre alliance en devenait meilleure), l’Autriche voulut proposer la paix. Elle offrit sa médiation ; mais on n’en voulut pas : elle avait tué son crédit.

Il fallait donc vaincre de nouveau, et je fus sûr de mon fait lorsque je vis la France partager mon opinion. Jamais l’histoire n’a montré un grand peuple sous un plus beau jour. Affligé de ses pertes, il ne songea qu’à les réparer. En trois mois il en vint à bout. Ce seul fait répond aux clabauderies de ces hommes qui ne savent triompher que par les désastres de leur patrie.

La France me doit peut-être en partie l’attitude qu’elle conserva dans le malheur ; et s’il y a eu dans ma carrière un moment qui mérite l’estime de la postérité, ce doit être celui-là, car il me fut pénible à soutenir.

Je reparus ainsi, à l’ouverture de la campagne, aussi formidable que jamais. L’ennemi fut surpris de revoir sitôt nos aigles : l’armée que je commandais était plus belliqueuse qu’aguerrie ; mais elle portait l’héritage d’une longue gloire, et je la menai à l’ennemi avec confiance. J’avais une grande tâche à remplir ; il fallait refaire notre crédit militaire, et reprendre sous ouvre la lutte qui avait été près de se terminer. Je tenais encore l’Italie, la Hollande, et la plupart des places de l’Allemagne. Je n’avais perdu que peu de terrain ; mais l’Angleterre doublait ses efforts. La Prusse nous faisait la guerre par insurrection. Les princes de la confédération se tenaient prêts à marcher au secours du plus fort ; et comme je l’étais encore, ils suivaient mes drapeaux, mais mollement. L’Autriche tâchait de garder la dignité des neutres ; tandis qu’on courait l’Allemagne avec des brandons pour ameuter les peuples contre nous. Tout mon système était ébranlé.

Le sort du monde appartenait au hasard ; car il n’y avait de plan arrêté nulle part. Il dépendait d’une bataille. La Russie devait décider la question ; parce qu’elle se battait avec de grandes forces et de bonne foi.

J’attaquai l’armée prusso-russe, et je la battis trois fois.

Comme ce succès dérangeait les plans des favoris de l’Angleterre, on fit semblant d’abandonner tous les projets hostiles, et l’on chargea l’Autriche de me proposer la paix.

Les conditions en étaient supportables en apparence, et beaucoup d’autres à ma place les auraient acceptées. Car on ne demandait que la restitution des provinces illyriennes et des villes hanséatiques ; la nomination de souverains indépendants dans les royaumes d’Italie et de Hollande ; la retraite de l’Espagne, et le retour du pape à Rome. On devait me demander en outre de renoncer à la confédération du Rhin et à la médiation de la Suisse ; mais on avait ordre de céder sur ces deux articles.

J’étais donc bien baissé dans l’opinion, puisque après trois victoires, on osait m’offrir d’abandonner des Etats que les alliés n’osaient pas même menacer encore.

Si j’avais consenti à recevoir la paix, l’empire aurait déchu plus vite qu’il ne s’était élevé. Il restait, par ce traité, encore puissant sur la carte, mais il n’était plus rien dans le fait. L’Autriche, en s’élevant au rôle de médiateur, rompait notre alliance, et s’unissait à l’ennemi. En restituant les villes hanséatiques, j’apprenais que je pouvais rendre, et tout le monde aurait voulu ravoir son indépendance. Je mettais l’insurrection dans tous les pays réunis. En abandonnant l’Espagne, j’encourageais toutes les résistances. En déposant la couronne de fer, je mettais en compromis celle de l’empire. Les chances de la paix m’étaient toutes funestes ; celles de la guerre pouvaient me sauver.

Il faut le dire, de trop grands succès et de trop grands revers avaient marqué mon histoire, pour qu’il me fût possible alors de remettre la partie à un autre jour. Il fallait que la grande révolution du dix-neuvième siècle s’achevât sans retour, ou qu’elle s’étouffât sous un monceau de morts. Le monde entier était en présence pour décider cette question. Si j’avais signé la paix à Dresde, je l’aurais laissée indécise, et il aurait fallu la reprendre plus tard. Il aurait fallu recommencer cette longue carrière de succès que j’avais déjà par courue. Il aurait fallu la recommencer, lorsque je n’étais plus jeune, avec un empire fatigué, auquel j’avais promis la paix, et qui m’aurait blâmé de ne l’avoir pas acceptée.

Il valait donc mieux profiter d’un moment unique, où la destinée du monde ne tenait plus qu’à une seule bataille ; car on me l’aurait abandonné, si je l’avais gagnée.

Je refusai la paix. Comme chacun voit par ses yeux, l’Autriche ne vit que mon imprudence, et crut le moment favorable pour se ranger avec mes ennemis. Je ne fus cependant convaincu de cette défection qu’au dernier moment ; mais j’étais en mesure de la soutenir. Mon plan de campagne était fait. Il aurait produit un résultat décisif.

L’inconvénient des grandes armées, c’est que le général ne peut être partout. Mes manœuvres étaient, je crois, les meilleures que j’aie combinées ; mais le général Vandamme quitta sa position, et se fit prendre, croyant se faire maréchal de l’empire. Macdonald manqua de se noyer dans des débordements. Le maréchal Ney se laissa franchement battre : mon plan fut renversé dans quelques heures.

J’étais battu : j’ordonnai la retraite ; j’étais encore assez fort pour reprendre l’offensive, en changeant de terrain. Je ne voulus pas perdre l’avantage des places que j’occupais, puisqu’avec une seule victoire je me retrouvais maître du nord jusqu’à Dantzick. Je renforçai, au contraire, mes garnisons, en leur ordonnant de tenir jusqu’à l’extrémité. En cela elles ont exécuté mes ordres.

Je me retirais lentement avec une masse imposante ; mais je me retirais, et les ennemis me suivaient en se grossissant : car rien n’augmente les bataillons comme le succès. Toute l’inimitié que le temps avait amassée, se soulevait à la fois. Les Allemands voulaient se venger des maux de la guerre : le moment était propice ; j’étais battu. Comme je l’avais prévu, les ennemis sortaient de terre. Je les attendis à Leipsick, dans ces mêmes plaines où ils avaient été battus peu auparavant.

Notre position n’était pas bonne, parce que nous étions attaqués en demi-cercle. La victoire même ne pouvait pas avoir de grands résultats pour nous. Nous eûmes en effet l’avantage le premier jour ; mais sans pouvoir reprendre l’offensive. C’était donc une bataille nulle, et il fallut la recommencer. L’armée se battait bien malgré sa lassitude ; mais alors, par un acte que la postérité désignera comme elle voudra, les alliés qui se battaient dans nos rangs tournèrent inopinément leurs armes contre nous, et nous fûmes vaincus.

Nous reprîmes le chemin de la France. Mais une si grande retraite ne put pas se faire sans désordre. L’épuisement, la faim, firent périr beaucoup de monde. Les Bavarois, après avoir déserté nos drapeaux, voulurent nous empêcher de revenir en France. Les Français passèrent sur leurs cadavres, et rentrèrent à Mayence. Cette retraite coûta autant de monde que celle de Russie.

Nos pertes étaient si grandes, que j’en fus moi-même consterné. Là nation en fut abattue. Si les ennemis avaient poursuivi leur marche, ils seraient en très avec notre arrière-garde dans Paris. Mais l’aspect de la France les intimida. Ils regardèrent longtemps nos frontières, avant d’oser les franchir.

Il ne s’agissait plus alors de la gloire mais de l’honneur de la France : c’est pourquoi je comptais sur les Français. Mais je n’étais plus heureux ; je fus mal servi. Je n’en accuse pas ce peuple, toujours prêt à verser son sang pour sa patrie. Je n’en accuse pas la trahison ; car il est plus difficile de trahir qu’on ne croit. Je n’en accuse que ce découragement, fruit ordinaire du malheur. Je n’en fus pas exempt moi-même. L’homme découragé reste indécis, parce qu’il ne voit devant lui que de mauvais partis, et ce qu’il y a de pire dans les affaires c’est l’indécision. J’aurais dû me défier davantage de cet abâtardissement général, et pourvoir à tout par moi-même. Mais je me confiai à un ministère épouvanté, où tout s’exécutait mal. Les places fortes n’étaient ni réparées ni munies, parce qu’elles n’avaient pas été menacées depuis vingt ans. Le zèle des paysans y pourvut ; mais la plupart des commandants étaient de vieux infirmes, qu’on avait mis là pour se reposer. La plupart de mes préfets étaient timides, et ne songèrent qu’à emballer au lieu de se défendre. J’aurais dû les changer à temps pour n’avoir en première ligne que des hommes intrépides : si tant est qu’on en trouve dans ceux qui ont à perdre.

Rien n’était encore prêt pour notre défense, lorsque les Suisses livrèrent aux alliés le passage du Rhin. Malgré leurs victoires, les ennemis n’avaient pas osé l’aborder de front, et ils ne s’avancèrent qu’à pas de loup. Ils étaient effrayés de marcher sans obstacle sur cette terre, qu’ils croyaient hérissée de baïonnettes. Ils ne rencontrèrent nos avant-gardes qu’à Langres. Alors commença cette campagne, trop connue pour que je la répète ; mais qui laissera un nom immortel à cette poignée de braves, qui ne désespérèrent pas du salut de la France. Ils me rendirent de la confiance, et je crus, à trois reprises, que rien n’était impossible avec de tels soldats.

J’avais encore, une armée en Italie et de fortes garnisons dans le Nord. Mais je n’avais pas le temps de les faire venir à mon secours. Il fallait vaincre sur place. Le sort de l’Europe s’était concentré sur moi seul. Il n’y avait d’important que le point où j’étais.

Les alliés m’offraient la paix ; tant ils se défiaient de leurs succès. Après l’avoir refusée à Dresde, je ne pouvais pas l’accepter à Châtillon. Pour faire la paix, il fallait sauver la France, et replanter nos aigles sur le Rhin.

Après une telle épreuve, nos armes auraient été réputées invincibles. Nos ennemis auraient tremblé devant cette fatalité qui me donnait la victoire. Maître encore du Midi et du Nord par mes garnisons, une seule bataille me rendait mon ascendant. J’aurais eu la gloire des revers, comme celle des victoires.

Ce résultat était prêt ; mes manœuvres avaient réussi. L’ennemi était tourné : il perdait la tête. Une émeute générale allait en finir. Il ne fallait plus qu’un moment. Mais ma perle était décidée. Un courrier, que j’avais imprudemment adressé à l’impératrice, tomba dans les mains des alliés. Il leur fit voir qu’ils étaient perdus. Un Corse, qui se trouvait dans leur conseil, leur apprit que la prudence était plus dangereuse que l’audace. Ils prirent le seul parti que je n’avais pas prévu, parce que c’était le seul bon. Ils gagnèrent l’avance, et marchèrent sur Paris.

On avait promis de leur en faciliter l’entrée, mais cette promesse aurait été illusoire, si j’avais remis la défense de Paris en de meilleures mains. Je m’étais confié à l’honneur de la nation, et j’avais laissé follement en liberté ceux que je connaissais pour en être dépourvus. J’arrivai trop tard à son secours, et cette ville, qui n’a su défendre ni ses souverains ni ses murailles, avait ouvert ses portes à l’étranger.

J’ai accusé le général Marmont de m’avoir trahi. Je lui rends justice aujourd’hui. Aucun soldat n’a trahi la foi qu’il devait à son pays. C’est dans une autre classe qu’on a trouvé des lâches. Mais je ne fus pas maître d’un premier mouvement de douleur, en voyant la capitulation de Paris signée par mon plus ancien frère d’armes.

La cause de la révolution était perdue puisque j’étais vaincu. Ce n’étaient ni les royalistes, ni les poltrons, ni les mécontents, qui m’avaient renversé : c’étaient les armées ennemies. Les alliés étaient maîtres du monde, puisque je ne leur disputais plus cet empire.

J’étais à Fontainebleau, entouré d’une troupe fidèle, mais peu nombreuse. J’aurais pu tenter encore avec elle le sort des combats, car elle était capable d’actions héroïques. Mais la France aurait payé trop cher le plaisir de cette vengeance. Elle aurait eu le droit de m’accuser de ses maux. Je veux qu’elle ne m’accuse que de la gloire où j’ai porté son nom. Je me résignai.

On vint me proposer des abdications. Pour ma part, je trouvai que c’était une momerie. J’avais abdiqué le jour où j’avais été battu. Mais cette formule pouvait servir un jour à mon fils. Je n’hésitai pas à la signer.

Un parti nombreux aurait souhaité que cet enfant montât sur le trône, pour conserver la révolution avec ma dynastie. Mais la chose était impossible. Les alliés n’avaient pas même de choix ; ils étaient obligés de rappeler les Bourbons. Chacun s’est vanté d’avoir opéré leur retour. Ce retour était forcé. Il était la conséquence immédiate des principes pour lesquels on se battait depuis vingt ans. En prenant la couronne, j’avais mis les trônes à l’abri des peuples. En la rendant aux Bourbons, on les mettait à l’abri des soldats heureux. C’était donc la seule manière d’éteindre sans retour le feu révolutionnaire. L’appel de tout autre souverain sur le trône de France, n’aurait été autre chose qu’une sanction solennelle de la révolution, c’est à dire un acte insensé dans l’intérêt des souverains.

Je dirai plus, le retour des Bourbons était un bonheur pour la France. Il la sauvait de l’anarchie, et lui promettait le repos, parce qu’il lui assurait la paix. Elle était forcée entre les alliés et les Bourbons ; parce qu’ils se servaient mutuellement de garantie. La France n’était pas complice de cette paix, parce qu’elle ne se traitait pas en sa faveur, mais pour le profit de la famille qu’il convenait aux alliés de remettre sur le trine. C’était un traité où l’on voulait faire bonne part à tout le monde. C’était donc la meilleure manière dont la France pût se tirer de la plus grande défaite qu’une nation guerrière ait jamais éprouvée.

J’étais prisonnier. Je m’attendais à être traité comme tel. Mais soit par cette sorte de respect qu’inspire un vieux guerrier, soit par l’esprit de générosité qui a présidé à cette révolution, on me proposa de choisir un asile. Les alliés me cédèrent une île et un titre, qu’ils regardèrent comme aussi vains l’un que l’autre. Ils me permirent, (et en cela leur générosité fut pleine de noblesse,) ils me permirent d’amener avec moi un petit nombre de ces vieux soldats avec lesquels j’avais couru tant de fortunes. Ils me permirent d’amener avec moi quelques-uns de ces hommes que le malheur ne décourage pas.

Séparé de ma femme et de mon fils, contre toutes les lois divines et humaines, je me retirai dans l’île d’Elbe, sans aucune espèce de projets pour l’avenir. Je n’étais plus qu’un des spectateurs du siècle. Mais je savais, mieux que personne, en quelles mains l’Europe allait tomber. Je savais d’après cela qu’elle serait menée par le hasard. Les chances de ce hasard pouvaient me remettre en jeu. Cependant l’impuissance d’y contribuer m’empêchait de former des plans, et je vivais comme étranger à l’histoire. Mais la marche des événements se précipita plus que je ne croyais, et je fus surpris par eux dans ma retraite.

Je recevais les journaux : ils m’apprenaient le gros des affaires ; je tâchai d’en saisir l’esprit à travers leurs mensonges.

Il me parut évident que le roi avait connu le secret de notre siècle. Il avait su que la majorité de la France voulait la révolution. Il savait, par vingt-cinq ans d’expérience, que son parti était trop faible pour résister à cette majorité. Il savait que la majorité finit par faire la loi. Il fallait donc pour régner qu’il régnât avec la majorité, c’est à dire avec la révolution. Mais pour n’être pas révolutionnaire lui-même, il fallait que le roi refit la révolution comme à neuf, en vertu du droit divin qui lui était départi.

Cette idée était ingénieuse ; elle rendait les Bourbons révolutionnaires en sûreté de conscience, et rendait les révolutionnaires royalistes, en maintenant leurs intérêts et leurs opinions. Il ne devait donc plus y avoir qu’un cœur et qu’une âme dans toute la nation. C’est ce qu’on répétait, mais ce qui n’était pas vrai.

Il y avait cependant tant de bonheur dans cette combinaison, que la France, sous ce régime, aurait été florissante en peu d’années. Le roi aurait résolu, en un trait de plume, le problème pour lequel j’avais combattu pendant vingt ans, puisqu’il établissait la nouvelle économie politique en France, et la faisait reconnaître, sans contestation, de toute l’Europe. Il ne lui fallait, pour réussir, que de savoir être maître chez lui.

Pour opérer ce grand œuvre, le roi avait donné une Charte, jetée sur le moule où l’on fait toutes les Chartes. Elle était excellente, parce qu’elles le sont toutes quand on les fait marcher. Mais comme les Chartes ne sont que des feuilles de papier, elles n’ont de valeur que par l’autorité qui se charge de les défendre. Or, cette autorité ne se plaça nulle part. Au lieu de se réunir dans les seules mains qui en étaient responsables, le roi la laissa s’éparpiller dans tout le parti qui portait son nom. Au lieu d’être l’unique chef de l’Etat, il se laissa constituer en chef de parti. Tout prit en France une couleur factieuse. L’anarchie s’y mit.

Dès-lors il n’y eut plus que de l’inconséquence et de la contradiction dans le système de la cour: Les mots n’allaient jamais aux choses, parce qu’on voulait, au fond du cour, autre chose que ce qui était.

Le roi avait donné la Charte pour empêcher qu’on ne la prît ; mais il était évident que, le premier moment passé, les royalistes espéraient la retirer brin à brin, parce qu’au fond elle ne leur allait pas.

Il ne se posait donc que des pierres d’attente dans l’édifice du gouvernement. On avait refait la noblesse, mais on ne lui avait donné ni des prérogatives ni du pouvoir. Elle n’était pas démocratique, parce qu’elle était exclusive. Elle n’était pas aristocratique, puisqu’elle n’était rien dans l’Etat. C’était donc un mauvais service qu’on avait rendu à la noblesse, en la remettant sur pied de cette manière. Car on l’avait mise en prise, parce qu’elle était offensante, sans lui donner aucun moyen de se défendre. C’était un contre-sens qui devait amener des froissements continuels.

On voulait refaire le clergé ; mais on choisit un évêque défroqué pour relever le trône et l’autel.

On voulait passer l’éponge sur la révolution, mais on exhumait ses cadavres.

On voulait faire marcher la révolution de 89 avec les royalistes, et la contre-révolution du 31 mars avec des ex-conventionnels. Ils faisaient également mal leur devoir ; parce qu’on ne fait marcher des révolutions qu’avec les hommes qui sont nés avec elles. Le roi n’aurait dû se servir que de gens de vingt ans.

On voulait maintenir la révolution, et l’on avilissait ses institutions. On décourageait par-là la masse de la nation, qui avait été élevée avec elles, et s’était accoutumée à les respecter.

On gardait mes soldats, parce qu’on en avait peur, et on les faisait passer en revue par des gens qui parlaient de gloire en saluant des cosaques.

Personne ne prenait confiance dans ce qui existait, parce qu’on n’y voyait de points d’appui nulle part. Ils n’étaient pas dans les intérêts, puisqu’ils étaient tous compromis ; ni dans les opinions, puisqu’elles étaient toutes froissées ; ni dans la force, puisqu’il n’y avait à la tête des affaires ni bras ni volonté.

J’étais assez bien informé de ce qui se passait à Vienne, dans ce congrès, où l’on s’amusait à me singer. Je sus à temps que les ministres de France avaient décidé le congrès à m’enlever de l’île d’Elbe, pour m’exiler à Sainte-Hélène. J’eus quelque peine à croire que l’empereur de Russie eût consenti à manquer si vite à la foi des traités ; car j’ai toujours eu beaucoup d’estime pour son caractère, mais enfin j’acquis cette certitude, et je pensai à me soustraire au sort qu’on me destinait.

Mes faibles moyens de défense auraient été bientôt anéantis. Je, devais donc essayer de m’en créer d’assez grands pour me rendre une seconde fois redoutable à mes ennemis.

La France n’avait point de confiance dans son gouvernement. Le gouvernement n’en avait point dans la France. La nation avait senti que ses intérêts n’étaient pas ceux du trône ; que ceux du trône n’étaient pas les siens. C’était une trahison mutuelle qui devait perdre l’un ou l’autre. Il était temps de la prévenir, et je conçus un projet qui paraîtra audacieux dans l’histoire, et qui n’était que raisonnable en réalité.

Je pensai à remonter sur le trône de France. Quelque faibles que fussent mes forces, elles étaient encore plus grandes que celles des royalistes ; car j’avais pour allié l’honneur de la patrie, qui ne périt jamais dans le cour des Français.

Je me confiai dans cet appui. Je passai en revue cette petite troupe à laquelle je destinais une si grande entreprise. Ces soldats étaient mal vêtus, car je n’avais pas eu de quoi les équiper à neuf. Mais ils avaient des cœurs intrépides.

Mes préparatifs ne furent pas longs, car je n’emportais que des armes. Je pensai que les Français nous donneraient de tout. Le colonel anglais qui séjournait près de moi, avait été se divertir à Livourne, et je mis à la voile par un bon vent.

Notre petite flottille n’éprouva pas d’accident. Notre traversée dura cinq jours. Je revis la côte de France près de la même plage où j’avais pris terre quinze ans auparavant, à mon retour d’Egypte. La fortune semblait me sourire comme alors : comme alors je revenais sur cette terre de la gloire, pour relever ses aigles, et lui rendre son indépendance.

Je débarquai sans obstacle. Je me retrouvai en France. J’y revenais malheureux. Mon cortège ne consistait qu’en un petit nombre d’amis et de frères d’armes, qui avaient partagé avec moi le bonheur et l’adversité. Mais c’était une raison pour attirer le respect et l’amour des Français.

Je n’avais point de plan déterminé, parce que je n’avais que des données vagues sur l’état des choses. J’attendais mes décisions des événements. J’avais seulement quelques partis pris pour des cas probables.

Je n’avais qu’une seule route à tenir, parce qu’il me fallait un point d’appui. Grenoble était la place forte la plus voisine. Je marchai donc sur Grenoble aussi vite que possible, parce que je voulais savoir à quoi m’en tenir sur mon entreprise. L’accueil que je reçus sur ma route dépassa mon attente, et confirma mon projet. Je vis que la portion du peuple, qui n’était corrompue ni par des passions ni par des intérêts, conservait un caractère mâle que l’humiliation blessait.

Je découvris enfin les premières troupes qu’on avait fait marcher contre moi. C’étaient de mes soldats. Je m’avançai sans crainte, tant j’étais sûr qu’ils n’oseraient faire feu sur moi. Ils revoyaient leur empereur marchant à la tête de ces vieux maîtres de la guerre, qui leur avaient si souvent tracé le chemin du combat. J’étais le même encore, puisque je leur rapportais l’indépendance avec mes aigles.

Qui n’aurait pu croire que des soldats français balanceraient un moment entre des serments officiels prêtés sous les drapeaux de l’étranger, et la foi qu’ils avaient jurée à celui qui venait pour affranchir leur patrie ?

Le peuple et les soldats me reçurent avec les mêmes cris de joie. Je n’avais que ces cris pour cortège ; mais ils valaient mieux que toutes les pompes, car ils me promettaient le trône.

Je m’attendais à trouver quelque résistance de la part des royalistes ; mais je me trompais : ils ne m’en opposèrent aucune, et j’entrai dans Paris sans les apercevoir, si ce n’est aux fenêtres. Jamais entreprise, plus téméraire en apparence, ne coûta moins de peine à exécuter : c’est qu’elle était conforme au vœu de la nation, et que tout devient facile quand on suit l’opinion.

La révolution fut terminée en vingt jours, sans avoir coûté une seule goutte de sang. La France avait changé d’aspect. Les royalistes allèrent crier au secours chez les alliés. La nation rendue à elle-même reprit de la fierté. Elle était libre, puisqu’elle venait de faire, en me replaçant sur le trône, le plus grand acte de spontanéité qui appartienne aux peuples. Je n’y étais aussi que par son vœu ; car je ne l’aurais pas conquise avec mes six cents soldats. Elle ne me redoutait plus comme prince. Elle m’aimait comme son sauveur. La grandeur de mon entreprise avait effacé mes revers ; elle m’avait rendu la confiance des Français. J’étais de nouveau l’homme de leur choix.

Jamais aussi la totalité d’une nation ne s’est exposée à la situation la plus dangereuse avec tant d’abandon et d’intrépidité. Elle n’en a calculé ni le péril ni les conséquences. L’amour de l’indépendance enflammait ce peuple, que l’histoire placera avant tous les autres.

J’avais refusé la paix qu’on m’offrait à Châtillon, parce que j’étais sur le trône de France, et qu’elle me faisait descendre trop bas. Mais je pouvais accepter celle qu’on avait accordée aux Bourbons, parce que je venais de l’île d’Elbe, et l’on peut s’arrêter quand on monte ; jamais quand on descend.

Je crus que l’Europe, étonnée de mon retour et de l’énergie du peuple français, craindrait de recommencer la guerre avec une nation dont elle voyait la témérité, et avec un homme dont le caractère était plus fort, à lui seul, que toutes ses armées.

Il en aurait été ainsi, si le congrès eût été séparé, et que nous eussions traité avec les souverains un à un. Mais leur amour-propre s’échauffa, parce qu’ils étaient en présence, et mes efforts pour maintenir la paix n’aboutirent à rien.

J’aurais dû prévoir ce résultat, et profiter sans retard du premier élan du peuple, pour montrer à quel point nous étions redoutables. L’ennemi aurait pâli devant notre audace. Il ne vit que de la faiblesse dans mon tâtonnement. Il avait raison, car je n’agissais plus d’après mon caractère.

Mon attitude pacifique endormit la nation, parce que je lui laissai croire que la paix était possible. Dès-lors mon système de défense fut perdu, parce que les moyens de résistance restèrent au dessous du danger.

Il fallait recommencer une révolution pour me donner toutes les ressources qu’elles créent. Il fallait remuer toutes les passions pour profiter de leur aveuglement. Sans cela je ne pouvais pas sauver la France.

J’en aurais été quitte pour régulariser cette seconde révolution, comme je l’avais fait de la première ; mais je n’ai jamais aimé les orages populaires, parce qu’il n’y a point de bride pour les mener, et je me suis trompé en croyant qu’on pouvait défendre les Thermopyles en chargeant ses armes en douze temps.

J’ai voulu faire cependant une partie de cette révolution ; comme si je n’avais pas su que les demi-partis ne valent rien. J’offris à la nation de la liberté, parce qu’elle s’était plainte d’en avoir manqué sous mon premier règne. Cette liberté produisit son effet ordinaire. Elle mit les paroles à la place des actions. La caste impériale se dégoûta, parce que j’ébranlais le système auquel elle avait attaché ses intérêts. La foule de la nation leva les épaules, parce qu’elle se soucie fort peu de la liberté. Les républicains se défièrent de mon allure, parce qu’elle n’était pas dans ma nature.

Je mis ainsi moi-même la désunion dans l’Etat. Je m’en aperçus, mais je comptais sur la guerre pour le rallier. La France venait de se relever avec tant de fierté ; elle avait montré tant de mépris pour l’avenir ; sa cause était si juste (puisque c’était le droit le plus sacré des nations), que j’espérai voir prendre les armes à tout le peuple par un seul cri d’honneur et d’indignation. Mais il était trop tard.

Je sentis le danger de ma position. Je mesurai l’attaque et la défense.Elles n’étaient pas en proportion. Je commençai à me défier de mes moyens ; mais ce n’était pas le moment de le dire. Par un hasard malheureux, ma santé se dérangea aux approches de la dernière crise. Je n’avais plus qu’une âme ébranlée dans un corps souffrant. Les armées s’avançaient. Dans la mienne il y avait du dévouement et de l’enthousiasme dans le soldat. Mais il n’y en avait plus dans leurs chefs. Ils étaient fatigués ; ils n’étaient plus jeunes ; ils avaient beaucoup fait la guerre ; ils avaient des terres et des palais. Le roi leur avait laissé leurs fortunes et leurs places. Ils venaient comme des aventuriers les risquer de nouveau avec moi. Ils recommençaient leur carrière ; et quelque amour qu’on ait pour la vie, on n’aime pas à y repasser deux fois ; c’était peut-être trop exiger de la nature humaine.

Je partis pour le quartier-général, seul contre le monde entier. J’essayai de le combattre. La victoire nous fut fidèle le premier jour ; mais elle nous trompa le lendemain. Nous fûmes vaincus, et la gloire de nos armes vint finir dans les mêmes champs où elle avait commencé vingt-trois ans auparavant.

J’aurais pu me défendre encore, car mes soldats ne m’auraient pas abandonné ; mais on n’en voulait qu’à moi seul. On demandait aux Français de me livrer aux ennemis : c’était leur demander une lâcheté pour les forcer à se battre. Je ne valais pas un si grand sacrifice. C’était à moi à me démettre. Je n’avais pas même de choix. Décidé à me rendre aux ennemis, j’espérais qu’ils se contenteraient de l’otage que j’allais mettre dans leurs mains, et qu’ils placeraient la couronne sur la tête de mon fils.

Il était impossible de mettre cet enfant sur le trône en 1814 ; la chose était je crois convenable en 1815. Je n’en dis pas les motifs ; l’avenir les dévoilera peut-être.

Je n’ai quitté la France qu’au moment où l’ennemi s’est approché de ma retraite. Tant qu’il n’y eut que des Français autour de moi, j’ai voulu rester au milieu d’eux seul et désarmé ; c’était la dernière preuve de confiance et d’affection que je pouvais leur donner. C’était un grand témoignage que je rendais à leur loyauté à la face du monde.

La France a respecté dans moi le malheur, jusqu’au moment où j’ai quitté pour jamais son rivage. J’aurais pu passer en Amérique, et promener ma défaite dans le nouveau monde ; mais après avoir régné sur la France, il ne fallait pas avilir son trône en cherchant d’autre gloire.

Prisonnier sur un autre hémisphère, je n’ai plus à défendre que la réputation que l’histoire me prépare. Elle dira qu’un homme pour qui tout un peuple s’est dévoué, ne devait pas être si dépourvu de mérite que ses contemporains le prétendent.

FIN.

1« C’est pire qu’un crime, c’est une faute. » Antoine Claude Joseph BOULAY de la MEURTHE (1761-1840), apprenant l’exécution du duc d’Enghien, le 21 mars 1804. Mot parfois attribué, mais à tort, à FOUCHE (1759-1820) ou à TALLEYRAND (1754-1838).

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