Philippe Barrès, par Jean THIRY

Lorsque, au mois de juillet 1896, Philippe Barrès naquit, Maurice Barrès, fort ému, nota dans ses Cahiers : « Je suis très frappé de la majesté des petits enfants quant à leur figure. Ce ne sont pas du tout des bêtes. Philippe (qui vaut comme renseignement général) a vraiment une expression royale. » Cette remarque montre l'attachement immédiat de Barrès pour son fils, mais elle est parfaitement exacte, car Philippe Barrès eut toute sa vie un air de grande dignité qui lui était naturel.
Le petit garçon grandit entre la tendresse de la femme remarquable qu'était Mme Maurice Barrès et celle de son père qui l'observait jusque dans ses jeux puérils. Un jour, Philippe rit devant un jouet représentant un gymnaste qui avait un désossement grotesque et par là amusant. « Il y avait dans ce sourire, écrivit Barrès, dans cette appréciation d'un jeu, d'une chose d'art, quelque chose qui classe Philippe au-dessus de l'animal et, si faible, en fait un membre de l'humanité. » En outre, la qualité de ce sourire était d'une grande bonté un peu hautaine : « Est-il farce, cet animal-là, disait le sourire au gymnaste. Il se donne bien du mal. C'est un rigolo. »
Tendresse des parents, réserve un peu hautaine du petit garçon, c'est ainsi que grandit l'enfant. « Des parents, écrivit Barrès, si leur fils parle, doivent baisser les paupières pour cacher leur bonheur. Car il est l'âme de leur âme et leur immortalité. »
Cette réserve, Philippe la garda toute sa vie. Elle lui était absolument naturelle et procédait surtout d'une secrète pudeur. Maurice Barrès disait : « j'ai peur d'avoir gâté en lui la confiance dans la vie. » L'ayant un jour emmené sur la côte de Vaudémont, il eut une conversation avec son fils qu'il raconte dans les Amitiés Françaises « Tu sais bien que toi et moi, lui disait-il, comme tous les Lorrains, nous sommes Français ; nous ne pouvons être aujourd'hui que Français ou Allemands. La France maintenant, c'est nous. »
Vigilance inquiète du père, admiration sans borne du fils, ainsi s'établirent leurs rapports qui ne varièrent plus. Barrès voulait créer en Philippe « un préjugé en faveur de son pays ». Naturellement, le grand entraîneur de la jeunesse réussit au-delà de toute espérance. Et le père et la mère cherchaient la meilleure éducation pour lui, les maîtres d'allemand, de latin, de physique. « Mais, écrivit Barrès, ce qui vaut mieux que tout, sa mère, dont il sait bien qu'elle pense à lui de son réveil à son sommeil et dans ses rêves. C'est un trésor qu'elle lui remet, que la connaissance d'une telle affection. Et pour lui, après nous, ce souvenir demeurera un foyer d'idéalisme. »
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La grande épreuve allait venir, celle de la guerre. Comment se comporterait Philippe dans la tourmente ? Le terrain était bon, l'éducation parfaite ; la réponse ne se fit pas attendre : le jeudi 27 août 1914, pour la première fois, Philippe allait quitter ses parents ; âgé de dix-huit ans, il partait pour l'armée, pour la guerre. Barrès, troublé au plus profond de lui-même, se demanda s'il avait eu raison de souhaiter avant cette guerre même, qu'un jour il pensât ainsi, s'il avait eu raison de ne pas faire valoir les raisons de sagesse, de prudence peut-être : « Il est si jeune, se disait-il ; on n'a pas besoin d'hommes... J'ai pris conseil des dieux qui flottent sur nos têtes et des idées qui nous enivrent, plus que du terre à terre. Notre vie désormais se confond avec la vie de la France. Et puis, il y a une part laissée à la fortune, au bon hasard. Tête haute, la mâchoire serrée, le cœur tant bien que mal maintenu, nous entrons dans la région tragique. »
Le 11 octobre, à sept heures du matin, Philippe quitta la maison pour passer par le dépôt et rejoindre le 12e régiment de cuirassiers en Champagne. « Il est parti, nota Barrès, illuminé de bonheur. » Naturellement, il se battit bien et le 22 août 1917 il fut cité avec le motif suivant : « A participé volontairement à un coup de main. Le détachement de reconnaissance avant eu à manœuvrer sous un violent tir de barrage, a dirigé sa section avec un sang-froid et une énergie exceptionnelle. » Barrès en ressentit « un profond plaisir ». Philippe Barres resta trois ans sur le front. Étant passé au 1er bataillon de chasseurs à pied, il fut blessé et reçut la Légion d'honneur.
Démobilisé, il écrivit un roman, La Guerre à vingt ans, plein de fraîcheur et d'enthousiasme ; il s'efforça de réunir ses camarades de combat pour la défense de la politique rhénane pour laquelle luttait Maurice Barrès.
Il eut la douleur de perdre son père le 4 décembre 1923. Il se présenta l'année suivante, à Paris, aux élections législatives. Il réclama, pendant sa campagne électorale, le maintien de l'occupation de la Ruhr et il fut très près du succès. Il publia ensuite deux volumes, La Victoire au dernier tournant et Ainsi que l'Albatros, dans lesquels il défendait les mêmes idées, restant étroitement fidèle à la ligne de conduite que lui avait tracée son père et à laquelle il devait rester attaché toute sa vie. Il passa plusieurs années en Allemagne comme correspondant du Matin. Il observa, angoissé, l'ascension de Hitler. Il vit l'abandon de l'Europe centrale, avertissant la France du danger dans son livre Sous la vague hitlérienne et en 1938, il démissionna de son poste de rédacteur en chef du Matin pour protester contre la politique que suivait Brunau-Varilla. Il devint aussitôt rédacteur en chef de Paris soir, auquel il a apporté des articles remarquables sur la politique européenne. Il annonçait les évènements avec courage et lucidité, notamment dans sa conférence aux Ambassadeurs, en octobre 1938, dont le titre était Hitler, Mussolini et nous. Est-ce la guerre ? Est-ce la paix ?
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Ce fut la guerre. Au moment où se déclencha la seconde guerre mondiale, Philippe Barrès fut d'abord affecté au 12e régiment de dragons portés, puis ensuite au Grand Quartier général où il fonda une section de presse d'une grande utilité. Lorsque vint la défaite, il n'hésita point un instant et il se rendit à Londres où il se présenta au général de Gaulle, enchanté d'une recrue d'une telle qualité. Il parla souvent à la B. B. C. et il écrivit la première biographie du général de Gaulle, puis, envoyé à New-York, il fonda un journal, Pour la Victoire, et il continua à la radio américaine la même œuvre que celle à laquelle il s'était consacré à Londres.
Quand vint l'heure de la Libération de la France, Philippe Barrès s'engagea dans la 1re armée, débarqua en Provence et il fit la campagne de la reconquête dans l'état-major du général Béthouart.
Il fonda en 1944 le journal Paris-Presse qui eut un énorme succès. Philippe Barrès n'en fut pas grisé et il abandonna sa création dès qu'il constata l'impossibilité de le maintenir dans la ligne politique qu'il avait choisie. Il ne dirigeait plus de journal, mais la collaboration d'un homme de son talent, car il était un excellent journaliste, fut recherchée par le Figaro, par l'Information financière et par d'autres organes de presse. Il donna de nombreux articles d'une inspiration élevée et défendant toujours les idées de Maurice Barrès, car la fidélité à sa mémoire fut un des traits dominants de son caractère. Il prépara avec le soin le plus minutieux la publication des vingt volumes de la Chronique de la Grande Guerre et des Cahiers qui formèrent quatorze volumes dont l'édition avait déjà été préparée par Mme Maurice Barrès, aussi fidèle que son fils à la mémoire du grand écrivain.
Il devint député de Nancy en 1951, mais ne garda son titre qu'une législature, et il est permis de le regretter.
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Philippe Barrès avait épousé une anglo-saxonne d'un grand charme, qui fut pour lui une incomparable compagne. Elle lui donna un fils, Claude, qui réunit sur sa petite personne les affections conjointes de ses parents, comme l'avait fait son père. Il fut élevé de la même manière dans cette maison du boulevard Maillot, devenu le boulevard Maurice-Barrès à Neuilly, et il suivait très exactement les traces de son père quand survinrent les guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie.
Claude avait l'âme ardente et le cœur chaud. Comme l'avait fait son père, il s'engagea et il mena une guerre magnifique en Indochine. La conduite exemplaire qui fut la sienne lui mérita de nombreuses citations, mais il était sans cesse au danger. La France ayant quitté l'Indochine, il combattit en Corée avec les troupes françaises, montrant la même ardeur et le même magnifique courage.
Vint la guerre d'Algérie ; bien entendu le lieutenant Barrès était au premier rang des combattants. « C'est le plus barrésien des Barrès, » murmurait Philippe Barrès.
Toujours au plus fort du danger, s'exposant constamment, Claude Barrès, « le Héros révolté » de Pierre Lyautey, menait ses hommes au combat avec une énergie sans cesse renouvelée.
Il se faisait, lui aussi, comme Maurice Barrès, « une certaine idée de la France ». Un jour, grièvement blessé dans les djebels, il fut ramené couvert de sang et il expira peu après. Sa mort fut pour ses parents un affreux déchirement.
Sa mère ne se remit pas de ce choc et elle mourut peu de temps après. Philippe Barrès continua courageusement sa vie de journaliste, mais l'abandon de l'Algérie pour laquelle il avait tout sacrifié le frappa au plus profond de lui-même. Il allait être vraisemblablement porté à la présidence du Conseil de Paris, quand il abandonna tout et quitta la vie politique pour montrer d'une façon éclatante sa désapprobation. Ce geste n'était pas sans grandeur.
Dès lors, il se consacra à ses souvenirs. Partageant son temps entre Paris, où il avait quitté le boulevard Maurice-Barrès pour venir habiter au Champ-de-Mars, et sa chère propriété provençale de Mirabeau, que Maurice Barrès avait achetée à Gyp, la comtesse de Martel, il prépara, dans la retraite, un gros volume sur Maurice Barrès et son temps et il rassembla des souvenirs sur le général de Gaulle et sur les conditions des Français depuis 1914. Il n'en sortait que pour de rares conférences consacrées à Maurice Barrès. C'est ainsi qu'il fit plusieurs communications à l'Académie de Stanislas, à laquelle il appartenait, dans lesquelles il rappelait la vie du grand écrivain avec une distinction, une pudeur et une élévation d'esprit réellement admirables. Il commença aussi à ranger dans la maison de Charmes l'importante bibliothèque de son père. Mais il ne put achever les œuvres entreprises.
Le 5 avril 1975, une maladie de cœur l'emporta et, après des funérailles des plus simples, il rejoignit les siens dans la sépulture de Charmes. Barrès pouvait être fier de son fils et de son petit-fils. La famille Barrès n'a pas été, comme l'écrivit Barrès, « une modeste famille française » ; elle fut l'une des plus grandes et elle n'a cessé d'honorer la Lorraine et la France.