Ils étaient deux, deux purs Lorrains, c’est ainsi que commence une ode à la mémoire des généraux Thiry, ode qui fut lue par son auteur, le poète Louis Thiriot, lors d’une cérémonie organisée le 1er septembre 1907 à Neuves-Maisons par le Souvenir français à la mémoire de nos deux héros.
Les deux frères appartenaient à une vieille famille lorraine. Le grand-père, Jean-François Thiry, était originaire de Herbéviller, où il naquit en 1728 ; il était avocat au Parlement de Lorraine. La grand-mère paternelle, Anne Bailly, appartenait à une ancienne famille de Neuves-Maisons. Leur mariage eut lieu en 1760 ; un fils leur naquit en 1765, François-Mansuy Thiry, qui fut avocat comme son père, puis membre du Corps législatif sous le Ier Empire et que Napoléon Ier nomma baron le 12 avril 1813. Il avait épousé Charlotte Régnier, fille de Claude-Ambroise Régnier, originaire de Blâmont qui fut député de Nancy à l’assemblée nationale constituante en 1789, puis membre du Conseil des Anciens, grand juge et ministre de la Justice de 1802 à 1813 et à qui Napoléon conféra le titre de duc de Massa.
François-Mansuy Thiry possédait à Neuves-Maisons deux maisons contiguës qui portaient les numéros 22 et 24 de la rue d’Épinal. Il fit graver sur le mur de la maison portant le n° 22, où elle est encore visible, cette inscription latine : AGITATA VIRTUS CRESCIT que nous pouvons traduire par le courage mis à l’épreuve s’accroît. Cette pierre fut posée par François-Mansuy Thiry le 26 octobre 1767.
François-Mansuy Thiry et Charlotte Régnier eurent quatre fils, dont deux moururent jeunes, et deux filles. Les deux fils survivants furent Charles-Ambroise, né le 9 décembre 1791 et François-Augustin, le 24 février 1794.
Il est rare de trouver deux frères présentant au même degré, les mêmes qualités, les mêmes goûts et les mêmes aptitudes, qui poursuivirent avec un succès égal des carrières identiques, et si le second semble avoir été plus favorisé par la fortune que son aîné, ce fut plutôt grâce à des circonstances plus favorables que par une différence de mérite. Aussi, pour éviter de fastidieuses répétitions, nous nous bornerons, avant de retracer leur carrière, à mettre en relief les qualités qui les caractérisent tous les deux.
Les deux frères firent d’excellentes études, notamment au collège de Juilly, ce qui leur permit d’entrer à l’école Polytechnique dont Napoléon avait fait depuis peu une école militaire. Renonçant à faire une carrière juridique et politique à l’imitation de leur père et de leur grand-père maternel, ils se destinèrent tous les deux à l’état militaire. Sans doute, les nombreuses victoires remportées par les armées de la République et de l’Empire n’étaient-elles pas étrangères à cette vocation, et en ce qui concerne François-Augustin, l’exemple de son frère aîné était un mobile supplémentaire pour lui faire choisir la carrière des armes. Dans une lettre datée du 22 février 1813, donc peu après la campagne de Russie, à laquelle il avait pris part, Charles-Ambroise expose à sa mère les motifs qui lui ont dicté son choix :
« En embrassant l’état militaire, j’ai consulté mon goût et rien autre chose. Dans le choix d’un état, comme dans celui d’une femme, on ne doit consulter que son cœur. Je ne me suis point amusé à scruter les raisons pour ou contre ; je n’ai pas examiné s’il était plus avantageux pour moi ou plus lucratif. Il me plaisait davantage et cela seul me décida. Depuis que j’y suis entré, je ne l’ai pas vu en beau. J’ai vu la guerre et ses plus grandes horreurs ; j’ai souffert les plus cruelles privations et cependant, je persiste dans le même goût. J’ai reçu de mes parents une bonne santé. Jusqu’ici rien n’a pu l’ébranler. Loin d’être affaiblie par la campagne, elle s’est fortifiée. D’ailleurs, quand l’âme ne participe pas aux souffrances du corps, ces dernières sont peu de chose. Beaucoup de caractères faibles s’affectaient, se laissaient abattre et succombaient. Cela n’a rien d’étonnant, une bonne éducation fait la santé de l’âme et j’en ressens les précieux effets. J’ai appris à mépriser les peines et les accidents dont notre vie est continuellement remplie et surtout à ne pas craindre la mort. On ne doit ni la désirer, ni la craindre, ni l’éviter quand l’honneur l’exige. L’honneur exige maintenant que nous repoussions l’ennemi et mon plus grand désir sera accompli quand on nous fera de nouveau marcher vers lui. »
Cette lettre aurait pu, nous semble-t-il, être écrite également par son frère plus jeune. Un officier qui a bien connu le général François-Augustin porte sur lui ce jugement qui, par réciprocité, pourrait s’appliquer également à son frère aîné : « Le général joignait aux vertus du guerrier Spartiate, aux connaissances les plus profondes du métier, toutes les qualités de l’homme de cœur. Sous sa rudesse primitive, qui imposait le respect, sous le masque de science, il était l’une des autorités du quartier général. Quoique son mérite l’eût poussé au sommet de l’échelle, il avait la simplicité d’un autre âge et se riait de l’ambition. » Les généraux Thiry ne cherchaient nullement à se mettre en valeur, mais comme leur illustre compatriote, le général Drouot, ils semblaient ne songer qu’à se faire oublier.
Les deux frères éprouvaient la même aversion pour les réunions mondaines et pour les obligations que leur imposait leur situation élevée. « Aller aux bals, aux fêtes, aux revues, c’est fort ennuyeux », dit le général Charles-Ambroise dans une lettre datée du 14 janvier 1865. Il raconte ainsi son assistance à une messe impériale :
« Après la messe, on se place hiérarchiquement sur un rang, les gros bonnets à droite. L’empereur s’arrête successivement devant chacun et lui parle. Les solliciteurs, il n’en manque pas, exposent leur petite affaire. Je n’avais rien à demander et je me suis borné à faire un profond salut quand le chambellan m’a nommé. » Napoléon III lui adresse quelques mots, « ...puis il a passé à un autre en me donnant la poignée de main de rigueur. Voilà certes un grand honneur. Eh bien vous me croirez si vous voulez, je n’en suis pas plus fier pour ça ».
Les deux généraux étaient restés très attachés à la Lorraine, à Nancy leur ville natale, et ils aimaient revenir passer leurs vacances dans la maison familiale de Neuves-Maisons, et plus tard dans le château d’Art-sur-Meurthe dont leur père avait fait l’acquisition. C’est à Nancy qu’ils prirent tous deux leur retraite et c’est là que la mort devait les prendre.
Ils avaient tous deux retrouvé dans la capitale lorraine des relations de famille et d’amitié datant de leur jeunesse ; parmi celles-ci il faut citer le colonel Regnault, avec lequel le général Charles-Ambroise fit, pendant sa retraite, de longues promenades dans la forêt de Haye et sur les bords de la Moselle, et qui prononça son éloge funèbre. Les deux frères étaient également en relation avec les parents du futur général Lyautey et le maréchal n’oublia jamais que sa décision de choisir la carrière des armes avait été fortement influencée par l’exemple de ces deux généraux qu’il avait bien connus.
Il eut été étonnant que, poursuivant la même carrière, ayant les mêmes idées et les mêmes goûts, les deux frères ne se soient pas entendus. Leur correspondance très suivie, en particulier pendant la guerre de Crimée, nous montre, plus que n’importe quel document, leur entente parfaite dans tous les domaines. Tous les membres de leur famille étaient l’objet de leur attention affectueuse et bien que François-Augustin fût resté célibataire, il n’en était pas moins attaché aux siens et en particulier à la famille de son frère.
⁂
L’aîné, Charles-Ambroise, fut reçu en 1808 à l’école polytechnique. Il en sortit deux ans plus tard pour faire un stage d’un an à l’école d’application d’artillerie de Metz. Lieutenant en second en 1811, il est affecté au 1er régiment d’artillerie à cheval. Au début de 1812, il quitte Metz avec un détachement qui accompagne à travers l’Allemagne les lanciers polonais de la Garde. Le 9 avril, il est à Dresde. Il rencontre à Glogau le général Nicolas Thiry [1] qui commandait une brigade de dragons et il conte ainsi ses impressions. « L’état militaire me plaît de plus en plus. On a de bons et de mauvais moments. Mais ce qui en fait le charme à mes yeux, c’est qu’on n’a nul souci de l’avenir parce qu’on en a nulle idée puisqu’il dépend des ordres que vous recevez et auxquels vous obéirez aveuglément. » Le 14 mai, dans les faubourgs de Poznan (Posen) : « Nous n’y sommes pas trop bien... Dans la Bavière, la Saxe et la Silésie, nous avons été accueillis et traités d’une manière qui ne laisse rien à désirer. Ici, tout manque et il est défendu de rien exiger des habitants : à la vérité, ils sont bien pauvres. » Le 6 juillet, il est à Wilna ; la campagne de Russie est commencée, et tout de suite, elle est très dure ; « il y a un mois que nos chevaux n’ont mangé ni foin ni avoine. On bivouaque sous la pluie. Quand ils seraient de fer, ils n’y tiendraient pas. » Les 30 et 31 juillet et le 1er août, il participe à une affaire près de Plotsk : « J’ai eu le bonheur de ne pas être blessé. Mon cheval a été légèrement atteint. Les alertes sont continuelles. » Le régiment où sert notre jeune lieutenant fait partie d’un détachement sans cesse harcelé par des groupes ennemis.
Il arrive à Moscou le 23 septembre et il apprend le 18 octobre sa nomination au grade de lieutenant en premier. Le 20, la retraite commence. Le 11 novembre, il arrive à Smolensk, non sans avoir été attaqué plusieurs fois par les Cosaques : « Mais notre mitraille leur en a toujours imposé... J’avais déjà perdu beaucoup d’effets, écrit-il, mais le 28 novembre, jour où j’ai passé la Bérézina, passage à jamais mémorable... bienheureux de sauver ma peau, car on se pressait d’une furieuse manière. Et la mitraille des Russes, juchés sur une hauteur voisine, nous causait grand déplaisir, meurtrissait les chairs et fracassait les os. Mais le destin ne me réservait pas de périr dans cette piteuse aventure... Mon domestique et moi avons passé, mais les chevaux et les effets y sont restés. J’étais à pied... J’ai trouvé une paire de souliers ; j’ai marché avec courage, achetant de petits morceaux de pain au prix de l’or et mangeant du cheval. Enfin j’ai rencontré Brice [2] qui a eu l’honnêteté de me vendre à crédit un cheval. Ce cheval m’a sauvé la vie : sans lui, je serais resté entre les mains des barbares. Je suis maintenant sans argent et sans habits, excepté ceux que j’ai sur le dos et qui sont dans un état pitoyable. » Et parlant des Russes : « Où nous ont-ils vaincus ? Le froid, la faim, la fatigue, l’eau corrompue sont nos destructeurs. J’ai souffert beaucoup sans doute, mais je pense que ce sera avec plaisir que je recommencerai une nouvelle campagne pour étouffer leur insolence. »
Le jeune lieutenant marche depuis Wilna avec le général Nicolas Thiry et le suit jusqu’à Glogau. Puis il gagne Berlin et Magdebourg où l’armée se reconstitue. « Les plus forts régiments de la grande armée n’ont pas plus de cent hommes ; encore la moitié est-elle à réformer pour cause de maladie ou de pieds gelés. Quand je pense à la quantité innombrable de personnes qui sont mortes de froid, de faim, de misère ou qui sont tombées aux mains de l’ennemi, ou qui sont revenues avec des pieds ou des mains gelés, je me considère comme heureux de m’en être tiré sain et sauf. C’est à présent qu’on doit mettre son honneur à soutenir celui de la Patrie. Tout bon Français doit courir aux armes lors même que son penchant ne l’aurait pas destiné à cette carrière. » Le nombre de rescapés de son régiment est de cinquante et un, « y compris plusieurs qui ne sont pas encore sortis des hôpitaux ». Mais la guerre recommence. La compagnie où sert Charles-Ambroise est attachée à la 3e division de cavalerie légère (1er corps de cavalerie, Latour-Maubourg). Des escarmouches se produisent : « On passe toutes les nuits au bivouac et toutes les nuits, il y a des alertes. C’est un dur métier que le service d’avant-garde. » Mais l’ardeur du jeune lieutenant ne se ralentit pas. Il refuse de servir dans un état-major. Au cours d’un engagement, le 5 mai 1813, il a le malheur d’être blessé : « Je dis malheur, écrit-il de Leipzig, non que ma blessure soit grave, mais parce qu’elle m’empêche de suivre ma compagnie. C’est un boulet qui m’a effleuré le dessous du pied et il y a fait un trou comme une coquille de noix. Ce qu’il a de plus douloureux, c’est que le froissement du boulet a produit un gonflement considérable. » Avant d’être guéri et malgré mille difficultés, il rejoint isolément son corps.
Le jeune officier fait preuve d’un jugement solide. Il constate le renforcement de l’artillerie et surtout de l’artillerie à cheval : « Jamais on n’a vu de semblables masses d’artillerie avec cavalerie... L’empereur, les jours d’affaires, lorsqu’il veut forcer quelque point dit toujours : qu’on envoie mon artillerie à cheval en avant !... on a bien raison de dire que l’artillerie seule gagne les batailles. Je crois sans exagérer que l’on tire plus de coups de canon que de coups de fusil. » Précieux enseignement dont Charles-Ambroise s’était clairement rendu compte en 1813 ; il faudra attendre de nombreux mois de guerre en 1914-1918 pour arriver à cette formule : l’artillerie conquiert le terrain, l’infanterie l’occupe.
Charles-Ambroise est nommé chevalier de la Légion d’honneur. Il prendra part ensuite à la bataille de Leipzig et sera promu capitaine le 31 août 1813.
Au début de 1814, il se trouve à Mézières, au grand parc d’armée où il doit procéder, au milieu des pires difficultés, à l’évacuation du matériel et des archives. Le 8 avril, il est à Fontainebleau. Bientôt on ne peut plus douter du retour prochain des Bourbons. « L’Empereur est perdu, sans ressources. Les Bourbons sont vainqueurs. Les vieux de la Garde sont furieux. C’étaient de bons soldats. » On le sent tout à fait désemparé.
A Besançon, où son régiment se regroupe, il apprend la mort de son grand-père maternel, le grand-juge Régnier. Personne ne peut partager sa tristesse et il regrette vivement de ne pouvoir être dans sa famille pour cette circonstance.
En 1815, Charles-Ambroise est à Versailles, à la 3e compagnie d’artillerie légère de la garde. Avec le retour de Napoléon, une nouvelle campagne s’engage qui se termina par le désastre de Waterloo. Charles-Ambroise prend part à cette bataille et dans une lettre du 20 juin, il donne ses premières impressions : « Le plus affreux malheur nous est arrivé. Nous avons été complètement battus. L’armée est dans la déroute la plus épouvantable. Toute notre artillerie est prise. Je n’ai rien à me reprocher ; c’est ma seule consolation. J’ai eu le malheur d’échapper, de survivre à cette terrible catastrophe. Mon cheval a été blessé en deux endroits, mes habits ont reçu des balles. Mon colback a été traversé par une balle à six lignes [3] au-dessus de ma tête. J’ai été blessé d’une balle, mais légèrement. Le cri de Vive la Nation française, à bas les Bourbons, sera toujours notre ralliement. »
Le 23 juin, il écrit encore : « Qu’est devenue cette belle armée, cette garde formidable qui devait sauver la France ? » Il a vu depuis les différentes positions occupées par sa batterie toutes les circonstances de la bataille. « J’ai prévu dès 5 heures du soir la catastrophe qui a éclaté à 8 heures. A midi, nous avons attaqué la ligne anglaise déployée sur un plateau, adossée à un bois et séparée de nous par un ravin. On a canonné et tiraillé pendant deux heures fort inutilement. A 2 heures, toutes les réserves d’artillerie étaient en ligne... Vers 5 heures, la tête de colonne des Prussiens a débouché sur notre flanc droit et sur nos derrières. Leurs pièces se sont mises en batterie successivement jusqu’au nombre d’au moins cent. Rien pour leur répondre. Les boulets anglais et prussiens se croisaient dans l’intérieur de nos lignes. Des charges multipliées de cavalerie ont ébranlé notre infanterie qui ne vaut plus rien... Une dernière charge enfin met tout pêle-mêle, infanterie, cavalerie, artillerie, grenadiers de la Garde. Tout fuyait dans un désordre affreux. Je ne sais comment l’empereur a pu s’en tirer. Autant vaudrait pour lui d’avoir été tué. »
Et c’est la Restauration. Sans doute, les opinions des frères Thiry et leur dévouement à Napoléon sont bien connus et on leur en tiendra rigueur. Charles-Ambroise restera capitaine jusqu’en 1832. Le 31 juillet 1818, il est nommé inspecteur de la raffinerie de salpêtre à Nancy. Il prend son métier très au sérieux et il publie plusieurs mémoires sur la fabrication du salpêtre. Il est nommé en 1820 capitaine en premier, à l’ancienneté. Il recevra plusieurs affectations dont l’une, au 8e régiment d’artillerie, à Metz. Officier de la Légion d’honneur, il sera nommé commandant en 1832, lieutenant-colonel en 1840 et colonel en 1845. Il est noté dans le grade de la façon suivante : « Très bon colonel, ayant de la fermeté, de l’activité, tout dévoué au service et possédant l’estime et la confiance de ses subordonnés. » En 1847, ses chefs confirment ces notes et ajoutent : « Joint à un esprit réfléchi et très judicieux une modestie remarquable ». Un autre dira de lui : « Ce qu’on peut avoir de mieux dans son emploi : intelligence et capacité au-dessus de tout éloge. »
Aussi est-il nommé général de brigade en juillet 1848.
En 1849, il sera désigné pour commander l’artillerie du corps expéditionnaire en Italie. L’année précédente en effet, le pape Pie IX a été obligé de quitter Rome ; il demande l’assistance des puissances catholiques pour le rétablissement de son autorité temporelle. Le corps expéditionnaire français, placé sous le commandement du général Oudinot, se réunit sur la côte méditerranéenne. Le général Thiry quitte Toulon le 22 avril 49 et débarque trois jours plus tard à Civitavecchia. Le corps comprend trois divisions seulement ; il arrive devant Rome le 30 avril et en entreprend le siège, mais en limitant son attaque à la rive droite du Tibre. Le 30 juin, les Italiens demandent à capituler et les troupes françaises entrent à Rome le 2 juillet. Au cours de cette expédition, le général Thiry se fait remarquer par son humanité et le soin qu’il prend pour éviter à la population civile des dégâts matériels et des pertes en vies humaines, inévitables en cas de guerre. Il est noté comme suit en 1850 : « Officier général à la hauteur du commandement dont il est chargé et justifiant entièrement la haute confiance qu’il inspire sous tous les rapports. » Aussi sera-t-il promu général de division en 1851 et en cette qualité il fera partie du Conseil supérieur de l’artillerie jusqu’à sa retraite, en 1856.
Il apprend qu’un logement sis à Nancy, 15, rue des Tiercelins, va être libre. Le général l’arrête sans hésiter : « C’est justement l’ancienne maison de mon grand-père ; j’y suis né et je ne demande pas mieux de finir mes jours dans la maison et même dans la chambre où je les ai commencés, le cercueil juste au même endroit que le berceau après le cercle accompli. Et bien ! ce n’est pas une malheureuse destinée » (lettre du 7 juillet 1865). Et c’est ce qui se réalisa.
L’Impartial du 4 septembre 1868 signalait le décès du général Ch. A. Thiry en rappelant ses états de service. Il ajoutait cet éloge : « Officier d’un grand mérite, il était en même temps un excellent citoyen. Il réunissait au caractère le plus droit, le plus élevé et le plus généreux, une extrême modestie et une parfaite simplicité. Son aversion du faste lui a fait interdire que les honneurs funèbres dus à son rang militaire accompagnassent ses obsèques. Son cercueil n’était paré d’aucun insigne, bien que le regretté défunt fût décoré de quatorze ordres. » Le deuil fut conduit par son frère et le service funèbre célébré à la cathédrale de Nancy devant une assistance nombreuse où l’on notait la présence du maréchal Bazaine, qui commandait alors le 2e corps à Nancy. Il fut inhumé au cimetière de Préville.
⁂
François-Augustin Thiry eut une carrière en tous points semblable à celle de son aîné. Né en 1794, il fut reçu à Polytechnique en 1810, à l’âge de 16 ans. Comme lui, il passa un an à l’école d’application d’artillerie de Metz et en sortit en 1812 pour être affecté au 1er régiment d’artillerie à cheval. Lieutenant en second le 29 mars 1813, il était nommé lieutenant en premier le 1er avril suivant. Il fait alors campagne en Allemagne et assiste aux différentes batailles que livra l’armée française à Dresde, Leipzig, Pirna. Il s’y distingua, puisqu’il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur le 9 novembre 1813 ; un mois après, il était nommé capitaine. Il avait 19 ans. Il prend part ensuite à la campagne de France en 1814 et notamment aux combats de Brienne, Montmirail, Arcis-sur-Aube. Les Bourbons reviennent, François-Augustin Thiry est mis en non activité le 1er septembre 1814. Il reprendra du service le 1er mars 1815. Ce sont les Cent-Jours. Il combattra à Ligny le 16 juin, et son unité faisant partie de l’aile droite de l’armée, sous Grouchy, à Wavre, le 18 juin, il échappe ainsi au désastre de Waterloo. Les deux frères se retrouvent ensuite à Bourges, mais François-Augustin est remis en non-activité le 30 octobre 1815. Il reprendra du service le 15 avril 1816 et sera affecté alors à la manufacture d’armes de Maubeuge. Quelques mois plus tard, il demande une autre affectation. Ses supérieurs le notent plutôt mal : « Caractère lent, timide et pourtant assez peu circonspect, parce qu’il fait le philosophe, plus enclin d’ailleurs à la vie contemplative qu’à l’activité qui convient au service et à notre position ». On aimerait connaître le signataire de ces notes, qui ignorait sans doute tout du caractère lorrain et confondait la réserve qui le caractérise avec la timidité. L’avenir devait démontrer que cette appréciation malveillante constituait une lourde erreur ; elle devait avoir néanmoins une influence défavorable sur l’avancement immédiat du jeune capitaine. Il reçoit cependant une affectation au 1er régiment d’artillerie à cheval à Metz. La Révolution de 1830 survient, mais n’apporte pas de changement immédiat dans sa situation. Il est affecté à l’état-major de l’artillerie et remplit les fonctions d’officier d’ordonnance du roi Louis-Philippe. Le 5 juillet 1834, il est enfin nommé commandant ; il y a plus de 20 ans qu’il était capitaine. Après diverses affectations, nous le trouvons en 1839 commandant l’artillerie à Constantine ; il participe à plusieurs engagements aux côtés du duc d’Orléans et notamment à l’expédition des Portes-de-fer. Lieutenant-colonel en 1840, il rentre en France, est nommé colonel en 1850 et prend le commandement du 9e régiment d’artillerie. Il est noté alors comme un officier d’un mérite supérieur, qui réunit à un haut degré les qualités qui font un bon chef de corps, caractère calme et énergique, qui tient d’une main ferme son régiment. « L’esprit et la tenue du corps, sa discipline et son instruction, la manière dont il est administré sont remarquables. Très capable sous tous les rapports. » Aussi sa nomination au grade de général de brigade ne se fait pas attendre ; elle a lieu en décembre 1850. En 1853, le général Augustin Thiry commande l’artillerie de la 12e division à Toulouse. C’est là que vint le trouver, en avril 1854, l’ordre qui l’affectait comme commandant de l’artillerie au corps expéditionnaire d’Orient, que le maréchal de Saint-Arnaud était en train de constituer. Le maréchal lui écrit à cette occasion : « Je sais quelles sont les qualités solides qui vous distinguent ; je sais dès lors que votre zèle et votre activité ne me feront jamais défaut ». Le général Thiry fait diligence et le maréchal Vaillant, ministre de la guerre, lui exprime sa satisfaction « pour le zèle éclairé et le soin consciencieux avec lequel le général Thiry s’est acquitté d’une mission importante. L’empereur a apprécié vos services en cette circonstance. »
Le général s’embarque le 1er mai 1854 à bord de l’Osiris. Il fait escale à Malte, où il va faire visite au gouverneur qui le retient à dîner. Le 8 mai, il est à Smyrne, grande « villasse », très sale et horriblement pavée, où il est reçu par le pacha qui parle français, car il a fait ses études de médecine à Paris. Le 11, il débarque à Gallipoli, mais l’armée n’y restera pas ; elle est transportée à Varna où on organise une base. C’est là que le 10 août, un incendie se déclara qui détruisit la moitié de la ville et se propagea, poussé par un vent violent, vers le camp français où le feu menaça les magasins à poudre. A plusieurs reprises, dit le général Thoumas dans ses souvenirs, le général de Saint-Arnaud donna l’ordre de sonner la retraite et à chaque fois le général Thiry le supplia de ne pas abandonner la partie. Les hommes de l’artillerie, assis sur le magasin à poudre, y étendaient des couvertures mouillées et restèrent là toute la nuit, plus exposés que sur le champ de bataille. Enfin le vent changea de direction et le danger fut écarté.
Dans les premiers jours de septembre, le corps expéditionnaire débarque sans être gêné au nord de Sébastopol, sur un terrain dont le général Thiry avait préalablement fait la reconnaissance à bord d’une frégate. Quelques jours après, c’est la bataille de l’Alma qui oblige les Russes à se replier sur Sébastopol. L’armée franco-anglaise entreprend alors le siège de la ville ; mais ses moyens sont insuffisants. La force française sera petit à petit portée à douze divisions ; elle recevra un équipage de siège et des pièces de gros
calibre. L’artillerie française comptera à la fin des opérations plus de 600 bouches à feu. Le commandement du général Thiry prendra donc de plus en plus d’importance. Il fait partie des conseils de guerre interalliés. Il n’hésite pas à s’opposer à une opération projetée, dont il juge la préparation insuffisante. Par contre, le 3 septembre 1855, il se prononcera pour une attaque dans le plus bref délai possible de la forteresse de Malakoff, clé de la ville. L’attaque est décidée, elle se réalise le 8 septembre. Malakoff est prise et les Russes évacuent Sébastopol.
Pendant toute cette campagne, il entretient avec son aîné une correspondance suivie. Il ne masque pas sa façon de penser et porte des jugements catégoriques sur la situation, sur ses supérieurs, ses égaux et ses subordonnés.
Le 15 avril 1854, à peine désigné, il écrit « Je ne suis pas de ceux qui regardent cette affaire comme une autre expédition d’Alger et qui se figurent alors schlaguer les Russes comme une bande de Bédouins. C’est se préparer de cruels mécomptes. » De nos alliés anglais, il dit : « Ils n’étaient pas prêts pour la guerre quand ils l’ont commencée, mais après deux ou trois ans, ils ont eu tout le temps nécessaire pour se recruter, s’équiper, se monter et ils ne seraient pas fâchés de faire usage de leurs forces. » On se croirait en 1914 ou en 1939. De même, à la fin de la campagne, il émet cette opinion : « La paix sera-t-elle de longue durée ? J’avoue que j’en doute un peu. Je crois que notre sire sera affriandé par le succès et que, d’ailleurs, il voudrait bien commander lui-même quelque grande armée et livrer des batailles. » Et ce fut quelques années plus tard, la guerre d’Italie. Le général Thiry ajoute : « J’ai dans l’idée qu’il cherchera noise à la Prusse » (lettre du 5 avril 1856). Il dira également : « La Russie est sans doute une grande puissance, mais toute grande soit elle, elle n’est pas encore de taille à faire la loi au reste de l’Europe » (lettre du 20 juin 1854). Le mot encore prend à l’heure actuelle toute sa valeur.
Le général tira des leçons des combats qui ont été livrés, en particulier dans l’emploi des armes : « Pour donner l’assaut, écrit-il, il faut un feu nourri de plusieurs jours. » Il insiste sur la durée et l’intensité de la préparation et certes les lignes qu’il écrit à ce sujet n’auraient pas été déplacées soixante ans plus tard.
Pendant toute la durée du siège de Sébastopol, le général François-Augustin Thiry se fera remarquer par son activité. Il parcourt les tranchées, les positions d’artillerie. « L’infatigable général était l’âme de l’artillerie, de l’attaque, toujours partout dans les tranchées ; son sang-froid égalait son activité. Sa modestie égalait son sang-froid et sa bravoure, et si les distinctions sont venues à lui, lui jamais n’en a recherché. » Il sera récompensé par sa nomination au grade de général de division ; cette promotion est d’ailleurs amplement méritée par l’importance toujours croissante de commandement qu’il exerce. Il sera également nommé grand officier de la Légion d’honneur. Il reçoit un mot de félicitation signé de l’empereur qui apprécie son habileté, sa persévérance ; mais il ajoute que « ce grand fait accompli (la prise de Sébastopol), il reste d’utiles études à faire dans l’intérêt de l’armée, et des éléments précieux à recueillir pour la science... » « Me prend-il pour un savant ? » ajoute le général, toujours modeste.
Par ailleurs, le général Thiry connaît parfaitement les hommes qui l’entourent, qu’ils soient ses supérieurs, ses égaux ou ses subordonnés. Il juge le maréchal de Saint-Arnaud, qui devait mourir dès le début des opérations : « Il est bien usé pour faire la guerre. » Il n’est pas tendre pour ce pauvre Canrobert : « Il ne sait à quel saint se vouer (lettre du 11 avril 1855). Il n’a ni les connaissances spéciales ni le caractère résolu et énergique qui lui seraient nécessaires pour donner l’impulsion à tout son monde. Comme tous les hommes faibles, il cherche toujours à gagner du temps, à reculer les solutions. » Il juge le général Forey (futur maréchal) trop pointilleux avec les détails de service, « un vrai caporal ». Pour d’autres, il éprouve une profonde estime. C’est le cas notamment du colonel Lebœuf, le futur maréchal, qui a été son adjoint : « Leboeuf est hors ligne. C’est un homme de cœur et de caractère... rempli de zèle, payant bien de sa personne. » Il apprécie les qualités du général Niel, commandant le Génie de l’armée : « Il réunit le fond à la forme. » Rentré en France, le général Thiry sera nommé en 1856 membre du Conseil supérieur de l’artillerie. Il disait dans une lettre écrite à son frère : « Tu penses bien que je n’ai pas arrêté un instant mes idées sur le bâton (de maréchal). Je n’aspire pas à de si hautes destinées. J’ai assez de grandeurs pour mes goûts. Je ne souhaite nullement devenir un plus grand personnage et d’être obligé de hanter les salons impériaux ou princiers. »
C’est sans doute pour ce motif que, bien que maintenu en activité dans son grade sans limite d’âge, il demande et obtient sa mise à la retraite. Il recevra la médaille militaire, la plus haute récompense accordée aux officiers généraux et enfin, en 1859, il sera nommé sénateur inamovible.
Le général Thiry se retira à Nancy où il habita au premier étage du n° 1 du cours Léopold. Il y mena une vie paisible ; demeuré célibataire, il était resté très attaché à sa famille. Il eut la douleur de voir les Allemands envahir à nouveau la France en 1870. Sollicité après la guerre de faire partie du Conseil d’enquête chargé d’examiner, suivant les règlements en vigueur, dans quelles conditions les différentes forteresses avaient capitulé pendant la campagne, il refuse en alléguant son mauvais état de santé.
Il mourut le 18 décembre 1875. Aussi modeste que son frère aîné, il avait émis le vœu que ses obsèques soient dépourvues des honneurs militaires auxquels sa dignité de grand-croix de la Légion d’honneur et de médaillé militaire lui donnaient droit. Elles furent célébrées à l’église Saint-Evre et son éloge funèbre fut prononcé par un de ses anciens subordonnés, le général de Vercly. Comme son frère, il fut inhumé au cimetière de Préville.
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En étudiant les vies des généraux Thiry, on ne peut s’empêcher de les comparer à celle du général Drouot, le Sage de la Grande Armée. Comme lui, ils étaient modestes, dépourvus d’ambition, fuyant les honneurs et ne recherchant d’autre satisfaction que celle du devoir accompli. Ennemis de toute publicité, même posthume, ils auraient probablement désapprouvé le projet d’évoquer leur vie. Cependant, la gloire des hommes qui se sont illustrés d’une manière ou de l’autre pendant toute leur vie leur appartient-elle toute entière et doit-elle sombrer dans l’oubli ? Nous ne le pensons pas. D’autres d’ailleurs ont été de cet avis, puisqu’ils ont donné le nom de caserne Thiry à la caserne Sainte-Catherine de Nancy et que la municipalité de Neuves-Maisons a baptisé rue du Général-Thiry (sans préciser lequel des deux était visé) la rue où se trouvait leur propriété familiale.
Le monde, surtout à l’heure actuelle, a trop besoin de connaître d’apprécier et d’honorer des hommes qui, toute leur vie, ont servi leur idéal. Pour nous, Lorrains, nous nous plaisons à reconnaître dans les généraux Thiry, les qualités de notre race : modestie, simplicité, efficacité sans ostentation, solidité surtout, et dont ils nous ont laissé un si parfait exemple.
Paul Denis [4].
[1] Nicolas-Marin Thiry, né à Lorquin en 1769, général de brigade et baron d’Empire en 1809, mort à Paris en 1827.
[2] Un des frères Brice qui se distingua dans les basses Vosges en 1814, à la tête des corps francs (voir le Pays Lorrain, 1923, passim).
[3] Une ligne = 0,225 cm.
[4] Le Pays Lorrain, 1975, pp. 217-224.